Il m'arrive parfois, à la suite d'une chronique au Chasseur
Français, de recevoir une lettre de quelque coin de France. A tous mes
correspondants inconnus, merci ! Leurs lignes me sont précieuses, elles me
valent une ambiance de bonne camaraderie, et souvent elles m'apportent un
parfum de grand air, de libre nature, de bois profonds et de marais sauvages.
Que de fois, au delà des mots de sympathie, y ai-je découvert une idée
précieuse, une heureuse suggestion, un réconfort, un encouragement. J'y ai même
gagné un ami pour toujours, n'est-ce pas, Henri, vous qui m'avez montré vos
palombes, en face de vos Pyrénées enneigées. Trop souvent, hélas ! j'ai
trouvé dans ce courrier des doléances marquées d'un réalisme solide et mesuré,
qui, mises bout à bout, pourraient composer un article très justement intitulé :
« brimades ».
Des brimades, nous autres malheureux chasseurs, on dirait
qu'un mauvais génie tient à nous en combler. La première qui me vient à
l'esprit commence justement avec la délivrance du permis. Un correspondant
m'écrivait au milieu d'août dernier, après avoir couru de mairie en perception
pour s'entendre dire que son permis n'était pas encore là, mais que cela
n'avait aucune importance, qu'il l'aurait sûrement pour l’ouverture. Car il est
des scribouillards, peut-être même des sous-préfets, pour ignorer qu'il se
pratique maintes chasses très licites dès avant le jour sacré de l'ouverture
générale. En Alsace, au cœur de l'été, vous pouvez tirer un brocard au pirsche,
comme ailleurs vous pouvez tirer des halbrans en juillet. Seulement, dans les
départements un peu éloignés de ces lieux bénis, cela s'ignore, et l'on y
perdrait son temps à vouloir hâter la délivrance du papier qui vous mettrait en
règle pour aller faire un tour en Brenne ou sur les bords du Rhin. A la vérité,
je dois dire que certaines sous-préfectures sont parfaitement correctes, mais
que d'autres sont rigoureusement indécrassables.
Je sais un propriétaire terrien si honorablement connu des
Eaux et Forêts que celles-ci lui ont fait délivrer l'autorisation préfectorale
de détruire les nuisibles, sur ses terres, au fusil, jusqu'au 1er septembre. A
la mi-juillet, un de ses gens lui signale un nid d'autours inaccessible
autrement qu'aux plombs. D'en bas l'on voit les trois jeunes, bientôt prêts à s’envoler,
s'ébattre au bord de l'aire. Oui, mais son autorisation spécifie qu'il doit
être porteur du permis en cours — ce qui n'a rien que de normal. Or tous les
permis ont expiré le 30 juin. Le propriétaire n'avait pas attendu au dernier
jour pour déposer sa demande de renouvellement, il ne voit rien venir ; il
téléphone à la sous-préfecture ; rien à faire, le sous-préfet est en
congé, et le scribe entend somnoler sur sa pile de dossiers jusqu'à la fin
d'août, puisque rien ne presse. Le sous-préfet rentre enfin. Nouveau coup de
téléphone. Il est chasseur, compréhensif. Vingt-quatre heures après, le
propriétaire a son papier. Oui, mais la nichée s'est envolée. Résultat :
une famille de pirates qui, père et mère en tête, mettront les perdreaux en
coupe réglée.
Ailleurs, un passionné de la sauvagine reçoit à la dernière
heure une invitation pressante pour l'ouverture du gibier d'eau, le 15 août,
dans une des plus belles chasses de Camargue. Malheureusement, ce chasseur
habite une sous-préfecture des Causses les plus arides et les plus secs. Le
secrétaire de mairie — qui n'est pas du même bord que lui — n'admet l'eau qu'en
carafe, pour son Pernod biquotidien. En fait de canards, le chef de bureau de
la sous-préfecture ne connaît que les canards coin-coin qu'apportent les
paysannes, le jour de la foire, sous les platanes du cours. Tout le monde sait
que l'ouverture est pour le 2 septembre — rien ne presse. Résultat, mon
correspondant est allé en Camargue sans permis, sachant bien que le garde de
son ami ne le lui demandera pas. Tout de même, comme il a l'habitude d'être en
règle, cela le chiffonnait un peu.
Jadis un permis était valable pour 365 jours à dater de sa
délivrance, quelle que fût l'époque de celle-ci. On le prenait pour la période
convenant à son porteur; on le demandait alors ; trois ou quatre jours
après, on l'avait. Pour ses petites commodités, l'administration en a décidé
autrement : « Du 1er juillet au 30 juin, et si vous n'êtes pas
content, rompez ! » Si encore elle exécutait honnêtement son contrat,
mais en fait, en trop d'endroits, elle vous délivre à la fin d'août un papier
qui n'a plus que dix mois de validité ! Que dirait-on d'un épicier qui
vendrait un bâton de réglisse et commencerait par en rogner un bout ? Tout
simplement que c'est un filou. Est-il nécessaire de nous « standardiser »
au point de ne plus nous tolérer la liberté de fixer nous-mêmes quels sont les
douze mois durant lesquels nous utiliserons notre permis ? Ne pourrait-on
revenir à l'ancien système, si commode pour les usagers ? Au prix que nous
payons, nous sommes en droit d'être servis « sur mesure » et non « à
la confection ».
Rappellerai-je l'institution du double permis : le
départemental actuellement à 1.060 francs et le général à 2.250 ? Jadis
quiconque avait payé ses 28 francs était en règle pour tout le territoire
français. Cela convenait au petit chasseur aussi bien qu'à M. de Rothschild,
car il n'est pas besoin d'être un prince de la finance, un fusil de réputation
mondiale ou un nabab, pour avoir un ami, des parents, un lieu de vacances,
parfois un petit bout de propriété familiale dans un autre département que
celui où l'on a son domicile, et de ce fait être appelé à chasser sur les deux.
Pourtant, c'est le prétexte qu'un ministre des Finances en mal d'argent a
trouvé pour aveugler une des fissures de son budget : « faire payer
les gros ». La formule plaisait, elle n'en est pas moins fausse, et la
mesure est nettement antidémocratique. Elle a mis bien des gens de position modeste
dans l'obligation de prendre un permis général ou de se priver de chasser en
deux régions. Si bien qu'au fond cette mesure d'apparence démagogique n'a gêné
que les gens pour qui le permis à 2.250 est une lourde dépense, alors qu’elle
laisse indifférents ceux pour qui ce n’est pas une grave affaire.
Je sais un petit fonctionnaire, dans un chef-lieu de canton
des Landes, qui se trouve avoir de pénibles charges matérielles et morales à
soutenir bénévolement, de celles qui ne comptent pas pour les allocations. Il y
met son cœur généreux. Mais, pour accomplir son œuvre de charité, il est obligé
de mesurer ses dépenses sou par sou, eût-on dit autrefois. Il est
honnête, probe, consciencieux, il est de ceux qui font honneur à leur
administration. Il ne s'offre qu'un luxe en quittant l'atmosphère confinée du
bureau, il est heureux d'aller se retremper au grand air, de quêter Notre Dame
au long bec dans la pignada voisine, de tirer une sarcelle en bordure des « courants »,
de rapporter parfois un couple de palombes ; cela vaut mieux que de
s'abrutir au café. Donc il a son permis départemental à Mont-de-Marsan. Mais
dans le village cévenol haut perché dans le calcaire doré, en dessous d’une
châtaigneraie millénaire, il a conservé l'humble logis au toit de tuiles rousses
d'où sa famille est sortie dans les temps. Chaque année, lors de son congé, il
y vient comme pour un pèlerinage, il y foule une barrique de vin gris, il y
cueille ses quelques bouts de pommiers. Avant l'invention du permis général, il
y cherchait aussi un lièvre. Après, il s'est d'abord serré pour satisfaire à
cette nouvelle exigence du fisc. A présent, c'est fini, la dépense est trop
lourde pour quelques sorties ; il a renoncé, il ne chasse plus sur la
terre où peinaient ses ancêtres. Cet honnête homme n'est pas seul ; combien
sont dans son cas ?
Mais il y a mieux. Je me souviens d'un panneau réclame :
« Un tel habille bien, oui, mais West Tailor habille mieux. » L'Etat
s'est annexé le slogan :: « Un tel plume bien, mais mon percepteur
plume mieux. » Tenez, vous prenez le train ; vous vous êtes
royalement offert des troisièmes. Sur le quai, vous rencontrez un vieux
camarade de collège ou de Buchenwald que la fortune a favorisé. Naturellement
il monte en première. C'est un bon copain, vous êtes content de voyager avec
lui, vous vous offrez pour une fois un wagon de riche. Vous appelez le
contrôleur, il vous supplémente, tout va bien. Or le camarade a une fort belle
chasse en Sologne, pourrie de faisans ; il veut vous en faire tirer ;
il ira vous prendre d'un coup d'auto dans votre bled où le gros gibier ce sont
les hirondelles — et encore dans les bonnes années où elles ont réussi. Des
faisans ! du coup, vous n'y voyez plus, vous décidez de faire une folie.
Muni de votre permis départemental, vous allez chez le percepteur, le croyant
aussi accommodant que le contrôleur de la S. N. C. F. « Monsieur le
percepteur », je viens pour un petit supplément, je voudrais un permis
général. » Oh ! quelle erreur est la vôtre ! A ce guichet-ci on
ne supplémente pas, on assomme. Pas de supplément, il vous faut prendre un
permis tout neuf à 2.250. Vos pauvres 1.060 francs déjà versés ne comptent
plus, l'État les a engloutis : Morceau avalé n'a plus de goût. Que
diriez-vous d'un commerçant à qui vous porteriez votre bouteille pour y tirer
une chopine, puis à qui, vous ravisant, vous feriez mettre le litre entier, et
qui, au moment de la caisse, vous dirait : « Monsieur, cela fait un
litre et demi. » C'est exactement ce que fait l'État. Un commerçant ?
si vous voulez ! Moi, je l'appelle un pirate.
Si encore la piraterie rapportait gros ... Même pas.
Sur nos 1.900.000 permis, il y en a moins de 60.000 généraux, sur chacun
desquels le fisc encaisse un bénéfice supplémentaire de 1.190 francs. C'est
pour tout cela qu'il embête force gens. Qu'il en revienne donc au permis
unique, comme autrefois, et qu'il débarrasse enfin les chasseurs de cette
chinoiserie mesquine. S'il tient essentiellement à conserver ces 70 millions de
superbénéfice, il lui suffirait d'en répartir la charge sur tous les permis
existant. Cela les mettrait exactement à 1.097 francs au lieu de 1.060 — qu'il
en arrondisse le prix à 1.100, il y gagnera encore, personne ne protestera,
chacun les versera de bon cœur, content de pouvoir chasser partout où il en
aura l'occasion.
Une forme perfectionnée de la brimade consiste dans la fixation
de l'heure de l'ouverture ; elle atteint de préférence les gens
respectueux de la loi. Celui qui l'a inventée se plaisait au sadisme. La loi de
1844 interdit la chasse de nuit. M. de La Palisse en eût conclu que, le jour
n'étant pas la nuit, son lever sonne l'instant attendu par tous les passionnés
qui se rongeaient les sangs depuis que la fermeture avait mis leur fusil au clou.
C'était vrai naguère, et nos préfets raisonnaient encore comme M. de La
Palisse. Nous connaissions alors les levers à la chandelle, la recherche à
tâtons d'un brodequin égaré sous un lit, le tumulte dans les couloirs au risque
de réveiller ces dames, la dernière discussion sur le plan de bataille, engagée
devant la table de la cuisine campagnarde, l'ample casse-croûte durant que le
café chauffe à la flamme claire de la haute cheminée, l'appel du bon compagnon
nous hélant de la rue où l'ombre règne encore ; nous sommes partis dans le
noir, nous avons attendu la petite bande verte naissant à l'Orient, l'instant
où la lueur de l'aurore permettrait de distinguer sur le ciel la silhouette
d'un perdreau d'avec le crâne d'un camarade, l'heure enfin où, sur la plaine
embrasée, la pétarade allait saluer le premier rayon d'or.
C'était trop beau, cela ne pouvait durer ; un ministre
y mit bon ordre et d'un trait de plume sépara la naissance du jour d'avec celle
du soleil. Dès lors celui-ci se leva soixante-dix minutes avant qu'un coup de
fusil ne fût permis aux infortunés chasseurs. Comme je le disais, ce sont les
plus honnêtes qui paient pour les autres. Ceux-ci s'en f …, pardon !
s'en moquent. Je connais un digne homme qui, à l'autre ouverture, assis au
socle d'une croix célèbre dans lâ contrée, attendait qu'au clocher lointain l’Angélus
de sept heures le libérât de sa vaine faction. Le soleil commençait à monter.
L'homme soupirait en songeant que M. le Ministre allait le priver du peu de
fraîcheur qu'avait laissée la nuit. L'aiguail luisait encore aux herbes de la prade,
les poules d'eau déambulaient sur l'étang au long de la jonchère ; il eût
fait si bon laisser les chiens y ramasser une voie de bon temps dans la bordure
humide. Hélas ! un ministre, cela ne sait pas que la voie du lièvre est
fugitive et que le soleil la boit avec la rosée. Pour l'instant, les deux
corniauds amarrés au pied de la croix forçaient sur leur couple et
s'étranglaient à chaque pan-pan sonnant dans le lointain ... Et Dieu sait
si cela pétait dur sur les crêtes de Villechampagne. Une compagnie de gris lui
arriva, rasant les châtaigniers, lui passa sur la tête, ralentit, fit terre et
piéta, filant vers les brandes de M. Pierre … Il regarda sa montre :
6 h. 50. Rien à faire qu'à étouffer son regret. Soudain, son cœur bondit, le
chien d'Eusèbe venait d'avoir un coup de gueule au bosquet de Précauture, et
tout aussitôt la chienne du maire vint à la rescousse et sonna le lancer. Le
capucin, lui, montait à plein train, Comtesse et Bouboule aux fesses ; il
coupait par les fonds de prés, il enfilait le restouble, sautait dans une
friche dorée de soleil, piquetée de maigres éronces ; il lui arrivait à
découvert, immanquable. Jésus même s'est laissé tenter ... Mon homme
sentit la crosse à son épaule. Mais c'est un honnête homme, il regarda sa
montre : 6 h. 55, et encore elle avançait peut-être sur la radio. Il
abaissa son fusil. Au carrefour de l’allée, le lièvre bondit, lui passa sur les
pieds, les corniauds tirèrent d'un coup plus sec sur leurs attaches, le socle
de la croix tint bon, mais le couple rompit et toute la chasse en gueulant
s'engouffra au buisson des Mareschaux. De l'autre côté de la haie, un coup de
pétoire claqua sec et, la mort dans l'âme, notre homme entendit que son lièvre cuignait.
Un gars passait par là, qui n'avait point de montre … Au nom de mon
honnête homme, monsieur le Ministre, merci !
Parfois l'histoire est moins plaisante; j'en sais une autre :
une aimable femme, qui ne chasse guère, avait pris un permis et même un fusil
pour faire plaisir à son époux et aux quelques amis qu'il avait conviés à son
domaine pour l'ouverture. Elle s'était déguisée en Diane chasseresse, bien
moins par désir de tuer d'innocentes bêtes que pour charmer de son joli sourire
le déjeuner qui suivrait la chasse. 6 h. 45 ; l'on passe le portail du
domaine et l'on prend le chemin creux qui mène au champ de choux, où il y a
toujours une, compagnie de rouges. En cours de route, la petite dame s'éclipse,
s'arrête un court instant derrière un buisson, puis se hâte pour rejoindre les
camarades. Pour franchir un échallier, elle met l'arme à la main, saute le
fossé, et crac ... les gendarmes. « Le fusil à la main, madame, et
chargé je le parierais ? C'est bien cela, deux cartouches dedans, à 6 h-55.
Mais vous êtes en action de chasse, madame. Cela nous embête bien, mais nous
sommes forcés, c'est le métier : au nom de là loi, nous vous dressons
procès-verbal. » La pauvrette en eût pleuré … Un mois plus tard, elle
s'asseyait au banc du tribunal de Montorantin, entre un trimardeur, un ivrogne,
un voleur de lapins et une ménagère qui avait fait des traits à son époux. La
pauvre petite damette s'en tira avec 6.000 francs d'amende et les frais. Si la
prison lui fut épargnée, c'est que le substitut était un connaisseur et lui
avait fait de l'œil durant le réquisitoire. « Cela prouve, me direz-vous, que
les femmes sont faites pour récurer le derrière de leurs casseroles, et non
pour envoyer du plomb dans celui des lapins. » Possible, monsieur, mais
vous n'êtes pas galant, et je persiste à croire qu'il fait jour quand le soleil
se lève, n'en déplaise aux ministres et à tous leurs préfets, et que la loi
n'interdit la chasse que de nuit, et que moi j'eusse acquitté la dame, eût-elle
été laide comme une vieille bique, ce qui n'est point, à Dieu ne plaise !
Albert GANEVAL.
|