Dans Le Chasseur Français de mars 1949, M. Jean de
Witt, sous le titre « Les bêtes qui disparaissent », écrivait,
parlant de la grande outarde : On en trouve aujourd'hui de rares
échantillons dans la Marisma espagnole. Au Maroc, on en lève de loin en loin.
En ma qualité d'administrateur, vivant depuis plus de douze
ans dans le Sud algérien, je puis vous certifier que non seulement la grande
outarde vit encore dans ces régions, mais qu'on la rencontre parfois par
compagnies de cinquante ou de cent.
Pour la tirer, il faut être de préférence à cheval ou en
voiture, et parcourir les pistes à la recherche de ce gibier qui, dans le Sud
constantinois, est encore assez abondant. Au cours d'une sortie, avec un peu de
chance, il n'est pas rare de tuer deux ou trois grandes outardes dont la chair,
si elle n'est pas très fine, constitue cependant un régal pour les amateurs.
Compulsant les archives de la commune mixte de Djelfa, j'ai
retrouvé une note qui pourra intéresser éventuellement les lecteurs du Chasseur
Français et qui donne des détails inédits sur les mœurs des outardes.
Elle a pour auteur un officier des Affaires indigènes dont
je n'ai pu malheureusement retrouver le nom et qui écrivait vraisemblablement
autour de 1900.
En ce qui me concerne, je n'ai pas eu le loisir d'élever
moi-même des outardes, mais je connais personnellement des fonctionnaires qui
ont tenté cette expérience avec succès. Il me suffit d'élever des gazelles,
dont l'espèce est loin d'avoir disparu de notre région.
J'ajoute enfin, à titre documentaire, que j'ai assisté
récemment à un passage d'aigrettes blanches au-dessus de la région de Doucen
(commune mixte des Ouled Djellal). M. Joucla, directeur de l'École du Centre, a
eu la chance d'abattre un de ces oiseaux migrateurs qui vient probablement du
Tchad.
A. LEBERT, abonné.
Voici les notes que nous communique M. Lebert :
L'outarde de l'Algérie (hebara, non générique) est la
plus petite espèce. Le mâle (kherbe), plus gros que la femelle, a aussi
le cou plus richement orné d'un collier de magnifiques plumes soyeuses, noires
et blanches (1). Cet échassier fréquente les lieux arides et solitaires,
rarement les maderfid (dépressions de terrains entre deux ou plusieurs mamelons
de halfa ; les troupeaux viennent y pâturer et s'abreuver dans les mares d'eau).
Il se nourrit quelquefois de plantes pendant l'hiver et d'insectes, principalement
coléoptères, de lézards, de sauterelles, de fourmis, pendant la saison de la
sécheresse. Il ne boit jamais. Les deux ou -trois œufs que possèdent les
femelles, elles les déposent dans l’endroit où elles se trouvent dans le halfa,
le chih (artemisia, herba alba) dans les h'mada (plaines
pierreuses). Jusqu'ici on n'avait pu trouver le moyen de l'apprivoiser.
C'est à M. Joyeux, officier au Bataillon d'Afrique, que nous
devons ce remarquable résultat. Il en a élevé tout un troupeau, grâce à des
soins constants ; elles devenaient tellement domestiques qu'elles
accouraient à sa voix, mangeaient dans sa main ; lorsqu'il était resté
longtemps absent, elles connaissaient le pas de son cheval, venaient se
rassembler autour de lui, poussaient l'audace jusqu'à se percher sur ses
épaules, sur la croupe et le cou du cheval, pour, de là, fureter dans ses
poches, certaines d'y trouver quelques-unes des douceurs dont il les régalait
d'habitude. Si, alors, elles voyaient dans l'air un oiseau de proie, vite,
elles accouraient se cacher sous le ventre du cheval, pour sortir dès que le
danger avait disparu.
M. Joyeux témoigna, un jour, le désir d'avoir une outarde
couveuse. Un berger s'offrit à la lui procurer. Curieux de savoir la manière
dont il s'y prendrait, l'officier voulut le suivre. Bientôt, le pâtre lui
montra trois œufs à moitié enterrés dans le sable. L'outarde était absente. A
l'aide d'une pioche empruntée sur la route à une tente, le berger creusa,
vis-à-vis du nid, une fosse de la grandeur d'un homme ; il s'y coucha à
plat ventre, la main allongée le long de son corps ; à sa recommandation,
M. Joyeux le recouvrit entièrement de sable, à l'exception de la tête,
jusqu'au-dessous des œufs qui se trouvaient ainsi reposer dans le creux de sa
main. Ces apprêts terminés, l'officier alla se cacher dans les branches
touffues d'un betoum (pistacia atlantica). Il n'attendit pas longtemps.
L’oiseau, qui venait sans doute de glaner au loin sa nourriture habituelle,
arrêta sa marche précipitée, regarda avec défiance de tous côtés et se posa hardiment
sur sa couvée. Le berger, à l'instant repliant ses doigts, saisit brusquement
une des pattes de l'outarde. Descendu de sa cachette, M. Joyeux lui coupa les
ailes, et il eut avec elle tant de patience que, peu de jours après, elle
n'avait pas plus l'envie de s'enfuir que la plus modeste de nos poules. Elle
fit une autre nichée, ses poussins grandirent autour d'elle, mais, hélas !
elle devait mourir d'une indigestion produite par le râble d'un lièvre avalé
trop gloutonnement !
D'un naturel très farouche,.les chasseurs ne peuvent guère l’approcher
que pendant la saison des plus fortes chaleurs. Alors, alourdie par une
atmosphère pesante, l'outarde, de dix heures du matin à trois heures du soir,
oublie sa vigilance, sinon pour dormir d'un sommeil complet, du moins pour
rester dans un état de somnolence qui suspend toutes les facultés de son
instinct sauvage. Cependant, malgré cette torpeur, cet oubli presque complet de
la vie, un Européen, pour la chasser, ne pourrait rivaliser avec l'Arabe, car
il n'aurait pas sa patience, et surtout n'aurait pas son coup d'œil. Un des
meilleurs chasseurs d'outarde est, sans contredit, le spahi Kouider ben Khelifa.
Patient, calculant tous ses mouvements, il ne laisse passer aucun buisson,
aucune touffe de halfa sans les sonder ; les chiens, pour lui, ne seraient
qu'un embarras, leur odorat est remplacé par sa vue, qui ne le trompe jamais.
Sur le sable, il suit le gibier par la trace qu'il y imprime ; là où nous
ne voyons que les ondes de l'air chauffées par le soleil, il aperçoit un oiseau
voguant dans l'espace. Doué, comme presque tous les Arabes du Sud, de cette vue
qui défierait le verre de nos meilleures lunettes à un mille de distance, il
distingue la tête de l'outarde blottie derrière une touffe de chif, à cinq cents
pas; à son collier, à sa grosseur, il reconnaît un mâle d'une femelle. Cela est
d'autant plus remarquable que le plumage de cet oiseau, se confondant avec la
nuance de la terre et de l'herbe, ne laisse aucune prise au regard. Dès qu'il
l'a perçue, il se dirige sur elle au grand trot de son cheval ; arrivé à
une bonne portée de fusil, il s'arrête, prend le pas et commence à former, en
tournant, une spirale qui doit l'amener sur l'outarde, qui en est le centre. De
ses grands yeux hébétés, elle regarde le cheval, le suit machinalement dans les
tours qui le rapprochent d'elle à chaque instant, sans faire un mouvement pour
fuir le danger, tant la chaleur a de poids sur elle. Le cavalier, l'ayant à ses
pieds, prend son temps pour l'ajuster, et, sans ralentir l'allure de son
coursier, la mitraille, le plus ordinairement, avec de la cendrée.
Lorsqu'il se trouve avec le chasseur plusieurs cavaliers,
ces derniers, pendant que lui seul se détache de leur groupe, élèvent au-dessus
de leurs têtes les bâtons dont ils sont toujours armés pour faire croire à
l'outarde, disent-ils, qu'ils sont des arbres, ou bien, mettant au bout d'une kazoula
un de leurs chapeaux à plumes d'autruches, ils le font rapidement tourner, et
l'outarde, pensant que c'est un oiseau de proie, se rase complètement.
Vous croiriez peut-être que, pour faire son prodigieux
massacre de gibier, notre chasseur a une arme excellente ; ce serait là
une erreur grossière. Son instrument de destruction est tout simplement ou le
long fusil arabe, ou le fusil de munition, ou encore un fusil double tellement
antique, tellement oxydé par la rouille que l'on ne pourrait, aujourd'hui,
assigner le calibre dans lequel il fut jadis rangé ; de plus, il est
tellement rogné, par suite d'une foule d'accidents, qu'il n'a plus, en ce
moment, que la longueur d'un pistolet d'arçon, heureux encore s'il s'en tient
là. « Est bon tout ce qui porte la poudre et le plomb », dit-il
gravement.
Lorsque l'Arabe chasse l'outarde au faucon et veut partager
avec lui le plaisir de la chasse, il a soin de le retenir avec un lien noué à
l'une de ses pattes et assez long pour lui permettre de planer à une grande
hauteur. Dès qu'elle entend le cri de joie de son mortel ennemi, dès qu'elle
voit son regard aigu se diriger sur elle, la malheureuse victime, fascinée, se
rase, replie ses pattes, s'aplatit doucement contre terre, allonge le cou,
qu'elle glisse dans le sable ou l’herbe. Dans cet état, il est facile de la
prendre vivante. Lorsque, poursuivie par le faucon en liberté, elle sent ses
redoutables serres se crisper dans ses chairs, elle lance un long jet de
liqueur noirâtre, dont l'odeur repoussante, disent les Arabes, fait fuir
l'oiseau de proie. Ce moyen de défense est dû à son effroi.
(1) Le Dr Shaw se trompe lorsqu'il ne considéra pas cet oiseau
comme appartenant à l'espèce outarde.
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