J’ai déjà parlé de cette nouvelle méthode importée des
Etats-Unis depuis deux ans et dont les remarquables résultats ont bouleversé la
technique de la pêche au thon, faisant de Saint-Jean-de-Luz le premier port
thonier de France.
J’ai encore, cet été, abusé de la complaisance du patron de L’Hirondelle
III, du port de Saint-Jean-de-Luz. Je me suis embarqué, un petit matin d’août
1950, sur ce vaillant petit thonier aux formes harmonieuses, comme tous les
bateaux de la flottille luzienne et basque, et si bien fait pour se faire
porter sur la grande houle du golfe de Gascogne.
Il a d'abord fallu aller chercher notre appât vivant, la
sardine, loin, très loin sur la côte des Landes, à plus de quatre heures du
port, et pourtant notre bateau, au moteur Diesel puissant et doux, file bien
régulièrement ses dix noeuds. Nous l’avons trouvé entre Moliets, reconnaissable
à plusieurs milles à sa grande dune, et Huchet, à la balise pyramidale
surmontée de deux triangles. Vers midi, nous avons pu embarquer 150 kilogrammes
de sardines vivantes dans chacun de nos deux viviers.
La flottille rassemblée des sardiniers et des thoniers
évoluait à moins de 300 mètres des brisants qui déferlaient sur la côte sauvage
— côte quasi déserte où toutefois deux pêcheurs s'affairaient avec leurs
grandes cannes de surf-casting.
Les viviers à sardines sont situés l’un à l’avant, l’autre à
l’arrière, et occupent toute la largeur du bateau. Ce sont des cuves en bois,
situées immédiatement sous le pont, d'environ 4 mètres sur 1m,50, avec 2 mètres
de profondeur, surmontées d’un caisson de 1 mètre sur 1 mètre, haut de 50
centimètres et formant goulot ; ainsi les sardines sont dans des cuves
toujours pleines, et les mouvements de l’eau sont moins brutaux. Une pompe refoule
en permanence dans le réservoir un abondant courant d’eau de mer qui s’évacue
par deux écoutilles, une de chaque bord. Grâce à un système de surverse, c’est
toute l’eau du fond, polluée de mucus, d’écailles et privée d’oxygène, qui s’évacue.
L’intérieur du réservoir est peint en blanc ; on a, en effet, remarqué que
les sardines sont bien plus calmes lorsque leur prison est claire et lumineuse.
De fait, à part les bestioles blessées qui meurent rapidement, les sardines se
promènent sagement en tournant en rond.
Le bateau a mis le cap au sud. Nous allons chercher le thon
vers 8 ou 10 milles de la côte au droit de la barre de l’Adour ; c’est là
que la radio nasillarde nous signale que d’autres thoniers, plus vites que nous
à capturer leurs sardines, ont trouvé le thon. C’est d’ailleurs dans ces
parages que, ces jours derniers, notre bateau a fait sa pêche.
Un cri. Le marin debout sur l'avant du bateau désigne
par-devant nous un thon qui saute. On s’arrête, le bateau court sur son erre.
Devant chaque vivier, un pêcheur, toujours le même pour la
journée, plonge son épuisette, retire délicatement quatre ou cinq sardines et
les jette à l’eau pour appâter le monstre. Cinq ou six autres pêcheurs piquent
une sardine à leur hameçon et laissent filer leur ligne avec sa captive affolée
que le plomb enfonce. Dix minutes d’attente. Pas de touche. On repart plus au
sud.
Aujourd’hui, nous rechercherons le gros thon. On n’utilisera
pas les grosses cannes de bambou avec lesquelles on pêche en surface les petits
thons rouges et surtout les germons, bestioles de 5 à 10 kilogrammes seulement
qu’on tire en force comme s’il s’agissait d’une ablette. On recherchera le gros
thon de 30 à 50 kilogrammes, ces bêtes en forme de torpille à la fois épaisses,
larges et au profil idéalement taillé pour la vitesse, tout en muscles et en
sang sous leur peau d’acier. On utilisera l’hameçon simple de grosse taille (5
cm.), monté sur un câble d’acier de 2 à 3 mètres prolongé d’un nylon tressé de
très forte taille, long de 3 ou 4 mètres et portant un plomb de 100 grammes
environ, le tout continué par une ligne en lin tressé, épaisse de 5 millimètres
et terriblement résistante, dont plus de 200 mètres sont lovés derrière le
pêcheur. Le pêcheur tient la ligne dans ses doigts protégés par de curieux petits
pansements, indispensables pour éviter le frottement de la ligne lors du filage
à toute allure du monstre sous-marin.
Près de nous un thon vient de sauter : masse sombre et
nerveuse vite cachée dans l’écume blanche où elle vient de retomber. Arrêt. Appâtage
de sardines. Attente. Rien ... On repart. Les pêcheurs m’expliquent que
ces thons isolés ne donnent, en général, aucun résultat et qu’il vaut mieux
attendre qu’il en saute plusieurs à la fois. Il arrive parfois que des
quantités innombrables de thons se mettent à sauter ; spectacle
merveilleux, trop rare, et que les marins basques appellent « sardala ».
Nous croisons deux chalutiers espagnols draguant en couple, surnommés ici les « bœufs » ;
quelques mots s’échangent en basque, cette langue qui, ici, n’a pas de
frontière.
Un cri. Cinq ou six thons viennent de sauter à la fois,
faisant des moutons blancs dans la mer bleue. L’activité des pêcheurs se
déclenche immédiatement. Les deux appâteurs jettent fébrilement leurs poissons
à la mer. Les autres pêcheurs accrochent leur sardine et laissent filer les
lignes. Le doyen d’entre eux s’est installé seul, tout à fait à l’arrière, à la
place de choix que lui doivent son âge et son expérience, et d’où il peut plus
aisément morigéner les mousses, qui ne perdent pas un de ses gestes pour
apprendre leur métier. Dix minutes passent, et la touche brutale arrache
presque le fil des mains d’un pêcheur. Je m’approche de lui. La ligne est
tendue, tenue à pleine main par le gaillard solide qui la laisse filer
parcimonieusement. Il va falloir haler la bête : lutte épuisante, fil
gagné lentement à la force des biceps, puis reperdu bien plus vite. Au bout de
vingt minutes, notre homme en a assez et passe la ligne à son aide. Je tâte la
ligne avec précaution : on a la sensation d’une bête lourde, robuste et
puissante. Le pêcheur la remonte lentement.
Sur l’avant, un autre pêcheur vient d’engager la lutte, lui
aussi, avec un adversaire sous-marin, à qui il est obligé de lâcher du fil à
toute allure.
Voilà notre premier thon bien remonté et que nous pouvons
enfin voir. Il est à 5 mètres sous nous, montrant la masse blanche de son
ventre, aux contours imprécis, fonçant sous le bateau, puis tournant
désespérément en rond, le fil sciant l’eau. Attention de ne pas mêler la ligne
avec le fil de l’autre pêcheur qui, lui aussi, a l’air de peiner. Deux hommes
se penchent avec des gaffes. Le thon est maintenant en surface ; son dos
et sa dorsale émergent, et il s’élance comme un fou. II est harponné au vol d’un
coup de gaffe sûr qui l’accroche derrière la tête ; la deuxième gaffe se
plante dans son flanc, et voilà la puissante bête basculée par-dessus bord,
grosse torpille vert sombre au ventre blanc, zébrée de rigoles de sang qui
jaillit par saccades. Nous l’estimons à 45 kilogrammes. Attention aux puissants
coups de queue. Un homme lui enfonce une vrille dans le crâne pour abréger son
agonie et il est, sans respect, jeté vers l'avant dans le cadre en planche
destiné à contenir la pêche. Le pêcheur allume une cigarette bien méritée.
Quant à l'autre pêcheur que nous avons laissé s’expliquer
avec le deuxième thon, il l’a presque remonté, et voilà encore la tache blanche
qui tourne en rond sous l’eau ; et pourtant nous n’aurons pas cette forte
bête, car le fil d’acier vient de casser, et le pêcheur est presque tombé à la
renverse. Je vous fais grâce des jurons qui saluent le départ de ce billet de
5.000 francs qui semblait pourtant bien accroché à l’hameçon.
Décidément, nous sommes dans le bon endroit : les
touches se succèdent, et, le soir, nous aurons embarqué vingt-quatre thons de
40 à 50 kilogrammes et nous en aurons raté autant.
Cette pêche est vraiment un sport où le poisson a sa chance
et où, après avoir lutté pendant vingt minutes avec sa bête, le pêcheur a fatigué
ses muscles.
Le soleil est très bas sur l’horizon. Il est temps de mettre
le cap sur Saint-Jean. Le moteur ronronne à nouveau et, pendant le trajet, on
prépare le poisson. On arrache les branchies, et tout le reste suit sans qu'il
soit besoin de l'ouvrir. Je fends, par curiosité, quelques estomacs, poches
ovoïdes aux parois épaisses, blanchâtres et striées ; ils sont bourrés de
sardines plus ou moins digérées. Dans un seul estomac, j’ai compté cent dix
sardines de forte taille, soit 4 kilogrammes de sardines, correspondant à un dixième
du poids du thon. Voilà la toilette des thons terminée ; il ne reste plus
qu’à laver le pont.
Le roulis est moins sensible : nous voici dans la rade
de Saint-Jean. Les estivants sont venus nombreux assister à l'arrivée des
pêcheurs et admirer leurs captures ; les nôtres sont belles et bénéficient
de propos flatteurs ; attachés par l’opercule, elles sont halées sur l’escalier
glissant et entassées sur le chariot qui passera a la bascule : 1.100
kilogrammes de poisson, ce n’est vraiment pas mal. Je reviens serrer la main
des pêcheurs, ces chics types, à qui je dois ces heures marines pleines de
soleil et de belles émotions, et qui, demain, repartiront à nouveau.
LARTIGUE.
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