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En Afrique occidentale

Les griots

Par penchant naturel, les Noirs sont portés à rire. Dès que les premiers feux du jour ont aveuglé les gnomes nocturnes, il leur suffit de se regarder pour être heureux et le manifester. Il n'en faudrait pas conclure, cependant, que le rire est chez eux un besoin clairement ressenti. S'il en était ainsi, ils sauraient le satisfaire autrement que sous cette forme puérile, qui, chez un adulte, devient, à notre sens, stupide.

Mais le Noir, en général, n'est pas imaginatif. Son indolence intellectuelle est en fonction de son indolence physique, ou vice versa. Il est donc rare que des jeunes gens, rassemblés par une circonstance favorable, en dehors des distractions rituelles, cherchent à se divertir par des jeux où les manifestations de l'esprit ont la plus grande part.

La « caste » des griots détient le monopole exclusif du rire, sous sa forme « spirituelle ». Par un touchant euphémisme, les griots sont, en quelque sorte, les « troubadours » des Noirs. A la fois baladins, saltimbanques, compositeurs, musiciens, poètes, fous du roi, etc., etc., et surtout maîtres de cérémonie, c'est à eux qu'incombait, autrefois, l'organisation de toutes les réjouissances. De nos jours, libres de toute initiative, ils ne se privent pas de susciter les occasions d'exercer leurs arts, devenus lucratifs.

C'est à eux qu'à l'origine les classes supérieures qui les ont institués, ou admis, avaient confié le soin de les divertir; puis, peu à peu, semant aux vents des privilèges les notes grêles de leurs clarines, les griots, de leur verve, ont charmé le public.

Je viens d'énoncer le mot « caste » ; les griots sont donc confinés à un rang inférieur et méprisés par les classes supérieures. Par contre, ils sont considérés, par les autres castes, comme étant d'une intellectualité supérieure. On va voir que, malgré les abus dont ils se rendent coupables, il est normal qu'aux yeux du minus les griots jouissent d'un grand prestige. Quant au mépris des anciens guerriers, il ne peut s'expliquer que par l'origine serve des griots. Toutefois ce mépris ne s'extériorise pas : ces anciens guerriers, soucieux de conserver leur blason intact, s'efforcent de le soustraire aux coups de langue des griots.

En effet, ces derniers, s'ils ne peuvent renier leur ascendance d'esclaves, n'en sont pas moins à un niveau intellectuel plus élevé que celui de toute autre caste serve, et souvent plus haut que celui des classes supérieures, qui le sentent bien.

L'origine de la caste « griot » est assez mal connue. Les autres Noirs, eux-mêmes tributaires de ceux qui les dominent, ne se sont certainement jamais posé la question. Quant aux griots, de par leur fonction d' « histoire parlante », ils seraient les seuls qualifiés pour élucider ce problème. Mais rien que le fait de le leur poser leur rappelle des souvenirs peu conformes à la bonne tenue de leur prestige actuel. On peut donc supposer qu'aux temps où l'esclavage sévissait sous sa forme « aiguë », des hommes, mieux doués que d'autres d'une certaine tournure d'esprit, ont su exploiter leurs talents pour s'accroupir plus près des babouches de leurs maîtres, et ces derniers, sensibles au grand art, auraient ainsi entériné la caste des « Lettrés ».

Les Noirs n'ont pas d'écriture en propre ; ils n'ont donc pas de documents relatant leur histoire au cours des siècles. Les incidents marquants, les hauts faits, bref tout ce qui peut intéresser la vie passée d'un peuple et faciliter sa vie future, se transmettent oralement. C'est encore aux griots que revient cette délicate fonction. S'il est exact que les peuples heureux n'ont pas d'histoire, les Noirs sont doublement heureux de ne se raconter que celles qui leur plaisent.

II est curieux de constater que cette délicate fonction n'ait pas été assumée par les chefs eux-mêmes ; leur vantardise les a-t-elle incités à sacrifier la vérité à ce penchant naturel ? N'ont-ils pas vu les dangers que représentaient les relations d'une caste aigrie par une servitude dont elle était consciente ? Certains pourtant, en d'autres occasions, ont fait preuve de sagacité incontestable.

Quoi qu'il en soit, nous ne pourrions affirmer nous-mêmes connaître beaucoup l'histoire des Noirs, avant la pénétration française en A. O. F. Si nous nous en rapportions, au delà des écrits de nos pionniers, aux récits fantaisistes des griots, nous risquerions fort d'être « pipés », comme ils le sont eux-mêmes, puisqu'ils arrivent à croire dur comme fer en leurs récits enjolivés.

Ils n'en ont pas moins une mémoire prodigieuse. La rivalité qui existe entre eux, la recherche permanente de tout ce qui fait rire, entretiennent une tournure d'esprit qui leur permet de planer bien au-dessus de la masse.

Doués d'un esprit malicieux, leur imagination est aussi fertile que celle des sorciers. Ils ont mille tours dans leur sac et gardent les meilleurs en réserve pour évincer un concurrent lors d'un « tournoi » oratoire, quand ce n'est pour s'attirer l'attention d'un personnage influent, ou pour « gonfler » d'orgueil l'éventuel donateur généreux.

Ils ont un sens profond de l'humour et savent, au besoin, se moquer d'eux-mêmes. Ils n'y manquent jamais, si cela doit prévenir les réparties cinglantes d'un adversaire de grande classe.

Sachant « manier » les sous-entendus lorsqu'ils les jugent à la portée de leur auditoire, il est assez rare qu'ils tombent dans le mauvais goût ou la vulgarité.

Ils excellent à exposer les travers des Blancs ; leurs anecdotes à ce sujet obtiennent toujours un plein succès. Certaines de ces histoires, contées avec un esprit d'observation merveilleux, m'ont rendu quelques griots fort sympathiques. Ils racontent avec un luxe de détails inouï, avec des inflexions de voix comiques ; ils abondent en diminutifs et en superlatifs, qui traduisent clairement leur pensée. C'est ainsi que le « lapin », qui se traduit zonzan en bambara, devient tour à tour : zonzando, zonzani, dogomani, zonzan, etc.

Lorsque leur auditoire a manifesté sa joie à un passage, à un mot, ils ne se font pas faute de le répéter cent fois, sachant toute saturation impossible.

Ils suppléent à la pauvreté des dialectes (qui est très relative, contrairement à ce que d'aucuns ont pu affirmer) par des mimiques si expressives qu'elles portent l'auditoire au délire.

Ils savent tirer parti du moindre incident de la vie courante : les déficiences notoires de certains polygames fameux, la beauté et les yeux vifs de leurs épouses, « aussi nombreuses que des fourmis ! », l'empressement de certains dioulas à compatir à l'infortune du vieillard sont des thèmes brodés, qui font coucher bien tard, et que tous les « muets » de la terre pourraient « entendre ».

Un trait particulier de leur caractère, en général, est qu'ils ne rient jamais, pendant certains récits, ou qu'ils se laissent aller à une hilarité folle, qu'ils interrompent subitement, pour prendre aussitôt la mine la plus déconfite.

Et cela, avec des paroles diamétralement opposées à leurs expressions, créant un tel contraste que l'auditoire, porté en plein dans l'action, trépigne, ponctue simultanément du poing et du pied, imite à son insu chaque geste du griot.

Capable du mieux et du pire, le griot, d'un coup de langue, peut édifier ou démolir une réputation, pour un certain temps cependant, car le Noir est aussi complaisant qu'incapable de longue rancune. Néanmoins, s'il a des griefs qu'il juge sérieux, il sait s'acharner sur sa victime. De nos jours, à l'abri de certaines représailles, il peut tenir à sa merci des personnages qui, autrefois, auraient pu, pour de tels faits, lui serrer le cou un tout petit peu plus fort qu'il n'aurait fallu. Cependant, avisé et donc prudent, il ne se départit point d'une certaine réserve, qui consiste à faire précéder son coup de langue d'un coup d'œil aussi aigu vers son collègue le sorcier ....

Chaque village a son ou ses griots ; les grands centres en fourmillent. Leur valeur est en fonction de la loi de l'offre et de la demande. Dans les villages, ils rendent bénévolement quelques petits services, surtout lorsque l'agréable se mêle à l'utile : transmettre les messages parlés, plaider une cause, entretenir la flamme des cœurs amoureux sont pour eux des vocations auxquelles ils se vouent âme et corps.

J. GRAND.

Le Chasseur Français N°648 Février 1951 Page 117