Quel passager des croisières nordiques d'avant guerre, jeté pour
une heure ou deux sur l'île Mageroe, plus connue sous le nom d'«île du cap Nord »,
a jamais supposé que, par delà le promontoire sinistre où son pied accrochait
la rocaille, deux ou trois hameaux, un village aient poussé en de tels lieux ?
Île désolée, tour à tour perdue dans la subtile clarté des jours sans fin ou
dans les brouillards d'un hiver infiniment triste où, pendant des mois, le
soleil ne se lèvera plus.
Le petit vapeur norvégien qui, doublant l'extrême-pointe de
la vieille Europe, achève sa course à Petsamo, à la frontière russe, débarque
ses rares passagers sur la côte sud de l'île, à Honnigsvaag, humble village de
pêcheurs, au fond d'une petite anse portuaire où se balancent quelques barques
trapues qui, demain, affronteront les colères de l'océan. Nous sommes ici à 500
kilomètres au-dessus du cercle polaire, à la hauteur du Groenland, mais la
présence du Gulf-Stream préserve ces rivages des fragments de banquise qui dérivent
plus à l'ouest, dans les parages de l'Islande et de Terre-Neuve.
Honnigsvaag ! Non sans une certaine curiosité nous
attendions cette ultime bourgade plus élevée en latitude qu'Hammerfest, la
ville la plus septentrionale du monde, la cité désespérément triste sous son
ciel bas, que nous avons quittée la veille. Honnigsvaag nous fut une
révélation. A 20 mètres du débarcadère, nous débouchons dans la rue principale.
Stupeur !
Un kiosque à journaux ... Que faire, en effet, dans la
solitude glaciale et les ténèbres du solstice, sinon se replier sur soi-même,
vivre son rêve, un rêve, quel qu'il soit, que la lecture alimentera, comme il
s'alimentera, à notre stupéfaction grandissante, du dernier film du dernier
cinéma sur la route du pôle, dont l'affiche est piquée au mur rustique d'une
humble baraque de planches et de goudron. Le cœur humain n'a que faire des
froides réalités du cercle arctique, et les mêmes sentiments étreignent les
âmes à la clarté mouvante des aurores boréales.
Quelques pas encore, et voici que le village déroule à nos
yeux son misérable décor, au long d'une rue tortueuse et défoncée où la folie
guerrière des hommes a porté le fer. Car, où se pressent aujourd'hui ces
baraques, s'élevaient jadis des cottages coquets et clairs, presque trop clairs
dans la grisaille universelle de cette côte déchiquetée ... Ici le magasin
de nouveautés, plus loin la boulangerie, la poissonnerie. Au seuil de son
officine de fortune, le pharmacien nous accueille. Et le champ des morts cache
ses tombes parmi les herbes folles ...
Mais, hors le village et quelques groupes de maisons
isolées, tout le reste n'est que désolation. C'est dans une telle solitude que
nous errâmes un jour que nous n'oublierons pas. Nous avions décidé de traverser
l'île dans toute sa longueur pour atteindre le cap extrême de l'Europe sur les
routes froides.
Il est midi. Nous achevons un frugal repas. Le soleil
rayonne tristement dans un ciel pâle où passent de grandes nuées livides.
Cependant, l'espoir demeure de poursuivre notre randonnée dans des conditions
atmosphériques acceptables. Sac au dos, caméras sur l'épaule, nous partons ...
Dans une chevauchée de collines tapissées de plantes basses, de mousses et de
lichens, le regard glissant de la dentelle des fjords bleus aux étendues vides
de la mer et de la terre, nous abordons, après une trentaine de kilomètres de
marche sinueuse, le dernier plateau aux marais mélancoliques ... Nous ne
serons pas seuls à l'aborder ... Une nappe de vapeur dense monte lentement
de l'horizon ... De minute en minute, elle ronge le ciel comme une bête
tentaculaire, accroche bientôt la pénéplaine et transmue inexorablement la
réalité nue de la roche en une vision fantomatique ... Le plateau n'est
plus désormais qu'une vapeur laiteuse qui s'étire ...
Un instant, nous hésitons. Boussole et carte en mains, mon
camarade Bernad fait le point et pense à l'estime que nous devons atteindre le
but. Allons-nous renoncer d'ailleurs, alors que nous marchons déjà depuis dix
heures ? L'accord se fait. Nous repartons, escaladons les crêtes, progressons
sur la rocaille. Dès cet instant, nous nous enfonçons à la fois dans la brume
et dans l'erreur ... Les heures passent. Au crépuscule blême (la nuit ne
viendra pas) succède une aube sale. Nous marchons toujours vers cet horizon
cotonneux où la vision s'arrête à quelques mètres. Des rennes débusquent à
notre gauche, passent devant nous dans un éclair et ne sont bientôt plus que
des êtres de légende. Ce spectacle inédit nous incite à poursuivre la route. Et
pourtant ! ... Quel espoir désormais d'atteindre un but insaisissable
et comment expliquer cette marche qui n'en finit pas ? Cependant, la
boussole est formelle et la marche au nord maintenue — du moins le croyons-nous
— malgré les marécages contournés, les éboulis enjambés.
Je sors une seconde boussole que nous avons prudemment
emportée et nous comparons. Alors, tout s'éclaire... Les deux aiguilles
indiquent une direction différente et présentent d'incessantes fluctuations.
Nous sommes en pleine tempête magnétique. Pas spectaculaire celle-là, pas bruyante.
Non ... Rien qu'un rayonnement invisible libéré par quelque formidable
éruption solaire, perturbant à cette heure le champ magnétique qui court d'un
pôle à l'autre de la terre. Et nous sommes plus sûrement le jouet de son
invisible puissance que de tout le déchaînement des tempêtes. La brume, passe
encore ! Mais l'affolement de la boussole rend illusoire, notre
progression. Si, du moins, nous pouvions apercevoir l'océan qui s'étale
peut-être, tout près, à quelque 300 mètres, au bas d'un à-pic qui nous échappe.
Espoir vain ! L'océan apaisé ne peut nous faire entendre le bruit
réconfortant de sa présence, car retrouver le rivage, c'est pouvoir suivre le
contour de fjords et gagner, après 75 ou 100 kilomètres, un point que nous
savons habité.
La fatigue nous gagne, nos artères battent à grands coups,
nos corps sont las de l'effort fourni, nos vêtements saturés de vapeur froide,
nos chaussures pleines d'eau, nos estomacs crient la faim. Nous faisons
l'inventaire de nos poches : quelques biscuits, une tablette de chocolat ...
Pourtant, le temps fût-il beau, ce parcours de 60 kilomètres ne serait que jeu
d'enfant !
Renonçant, pour un temps, à dessiner le dédale labyrinthique
de nos pas, nous nous étendons sur la roche lépreuse, entre des blocs froids,
dans ce décor sans âme. Autour de nous, tout près, rien qu'une ligne d'ombres
chinoises, blocs de pierre jetés par centaines sur ce plateau désert, rien que
la brume impalpable, obsédante, qui oppresse nos corps et nos cerveaux ...
Quelques minutes s'écoulent ... Un sommeil de bête nous terrasse, nous
libérant du même coup de la contrainte cosmique.
Au réveil, la réalité s'abat de nouveau sur nous comme un
arrêt de cour d'assises. Vigilante gardienne, la brume ne lâchera pas sa proie ...
et la brume boréale peut traîner pendant des jours son suaire sans consistance
sur ce roc jeté au seuil des routes glaciales.
Nous ne pouvons cependant nous éterniser ainsi. Le
crépuscule va descendre et l’aube renaîtra ... « Allons ! en
route, les enfants ! » Les aveugles que nous sommes devenus adoptent
une direction. Hélas ! des marais insidieux, des ravinements nombreux nous
en détournent sans cesse. Et, de nouveau, c'est la ronde infernale dans ce
monde minéral dont nous ignorons tout. Il faut des heures comme celles-là pour
goûter le prix du soleil ... Mais un dieu favorable préside aux destinées
des voyageurs, et c'est à l'instant précis où nous nous lassions d'une vaine poursuite
que, dans une éclaircie fugitive, jaillit, vision inoubliable, la surface
couleur d'acier de l'océan. Et l'aventure s'acheva quelques heures plus tard
dans une hutte lapone où nous fut dispensé le plus généreux réconfort ...
Telle est l'île Mageroe, l'île des brumes et des grandes
solitudes, tour à tour baignée dans la mystérieuse clarté des jours d'été,
plongée dans l'interminable nuit polaire où s'allument et se jouent les replis
diaphanes des aurores boréales.
Pierre GAUROY.
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