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Un peu de gaieté

Souvenirs de jeunesse

Le volumineux courrier que je reçois journellement fourmille — si j'ose dire — de lettres envoyées par d'aimables lecteurs et, surtout, par de charmantes lectrices. J'y réponds toujours avec la plus suave gentillesse. Parmi les dernières reçues, j'extrais celle-ci :

Cher maître et ami, nous formons un groupe d'admiratrices de votre plume et serions heureuses comme tout si vous vouliez bien nous conter quelques aventures que vous avez vécues au cours de votre vie, qui a été certainement remarquablement romanesque, à en juger par vos écrits.

Merci à l'avance. Donnez-nous satisfaction de suite. Nous vous envoyons nos vives amitiés.

Cette lettre, écrite en un français déplorable, a dû être élucubrée par quelque pécore monstrueusement absurde et copieusement louftingue. Elle a eu, tout au moins, l'immense avantage de me fournir un sujet de récit que les personnes sensées et bien équilibrées liront, j'en suis persuadé, avec le plus vif intérêt.

Je vais donc vous conter, un peu à la manière de Jacques Casanova (ne vous effarouchez pas, chère madame, ce ne sera qu'un pastiche), comment, lors de mes jeunes années, j'ai failli épouser une princesse.

J'étais jeune et joli. Je venais de finir mes études classiques et, désireux d'embrasser une carrière calme et de tout repos, j'entrai comme dompteur au cirque Romanichelli, qui promenait son chapiteau à travers le monde. Cependant je n'y restai qu'un mois, attendu que, m'étant pris de sincère affection pour la lionne Victorine et lui prodiguant caresses et friandises tout le long du jour, je remarquai bientôt que son époux morganatique, le lion Fierabras, me regardait d'un œil torve lorsque je le faisais travailler. Ne tenant nullement à terminer mon existence à l'état de bol alimentaire dans des boyaux léonins, je rendis donc ma cravache au patron.

Nous nous trouvions alors à Venise.

Je louai, pour quelques soldi, un galetas exigu, obscur et puant, dans les combles d'une masure délabrée, et j'y réfléchis à la précarité de ma situation.

Tout à coup une idée de génie jaillit dans ma cervelle : je résolus de me mettre pêcheur de bagues. Vous allez voir comme c'était simple ; il avait suffi d'y penser.

Afin de bien me comprendre, il faut faire un retour en arrière dans l'Histoire. Nous allons le faire ensemble :

Vous savez tous (ceux qui ne le savent pas l'apprendront) que les doges ou, si vous voulez, les présidents de la République de Venise, suivant une coutume instaurée en 1172 par le doge Sébastien Ziani, à l'instigation du pape Alexandre III, célébraient chaque année, au jour de l'Ascension, leur mariage (fictif, évidemment) avec la mer Adriatique.

A cette occasion, le doge montait sur un magnifique galion, le Bucentaure, flanqué du légat du pape, à sa droite, et de l'ambassadeur de France, à sa gauche. Après avoir solennellement prononcé la phrase : Desponsamus te, mare, in signum veri perpetuique dominii, il jetait à la mer un superbe anneau d'or enrichi de diamants et de pierres précieuses.

C'était profondément idiot, mais c'était comme ça ... Ayant déduit, à l'aide d'une simple soustraction, que, depuis 1172 jusqu'en 1729, année où cette cérémonie cessa d'être célébrée, cinq cent cinquante-sept de ces anneaux gisaient au fond du canal Saint-Marc, je résolus d'y aller les repêcher pour les vendre à mon profit.

Ce n'était pas si bête que cela ! ...

Chaque nuit, je plongeais silencieusement dans les eaux fangeuses et, effectivement, en tâtonnant dans la vase, je retrouvai une grande partie de ces joyaux, qui y gisaient depuis des siècles. Après vingt-six plongées, j'en avais récupéré cinq cent quarante-trois. Je les conservais dans une caisse de bois blanc cachée sous mon lit. J'en avais pour plusieurs millions.

En remontant, une nuit, de ma vingt-septième exploration sous-marine, pendant laquelle j'avais encore trouvé dix anneaux que j'avais passés à mes dix doigts, ma tête heurta violemment la quille d'une gondole. Je m’accrochai au bordage, à demi évanoui.

Une seule personne se trouvait, avec le batelier, dans la gondole. C'était une femme extrêmement belle, qui m'aida à monter à bord et éclata d'un rire magnifique en me voyant dans le simple appareil d'un plongeur, avec mes doigts chargés de bagues admirables.

Elle me réconforta d'une gorgée de whisky, dont elle avait un flacon sur elle, et me demanda d'où provenaient les bijoux. Je n'hésitai pas à lui en dévoiler l'origine, ce qui l'intéressa prodigieusement. Elle demanda la faveur de contempler mes richesses. Mis en confiance par son air noble, sa douceur, sa beauté, son exquise affabilité, je lui donnai l'adresse de mon humble logis. Elle promit de m'y visiter le lendemain.

Alors, avec un merveilleux accent à la Popesco, elle me dit qu'elle était princesse, qu'elle voulait m'épouser, que nous irions habiter son château, qu'elle m'aimait éperdument et qu'elle m'assurerait une vie de bonheur et de richesse ...

Jugez des rêves que je fis, cette nuit-là, dans mon misérable galetas !

Le lendemain, ma fiancée eut la bonté de ne pas manquer à sa promesse. Elle vint avec un monsieur très bien, d'une distinction raffinée, un prince également. Tous deux examinèrent ma collection de bagues avec le plus vif et le plus sympathique intérêt et me confirmèrent que j'avais péché une fortune immense.

— Cependant, cher fiancé, me dit la princesse avec le plus adorable des sourires, il serait bon que vous fissiez expertiser ces bijoux. Cette opération ne peut valablement se faire qu'à Paris. Si vous le permettez, le prince et moi nous nous en chargerons. Nous devons nous rendre à Paris pour deux ou trois jours. Confiez-nous votre caisse. Nous vous la ramènerons samedi soir sans faute.

J'étais au comble du bonheur d'être fiancé à ma princesse et d'avoir de tels bons amis. En pleurant de joie et de reconnaissance, je leur remis ma caisse contenant les cinq cent cinquante-trois anneaux d'or ornés de diamants, de perles et de pierreries.

Je les .accompagnai à la gare. Ma fiancée m'embrassa ; le prince me serra les mains avec effusion. Lorsque le train se mit en marche, tous deux agitèrent gentiment leurs mouchoirs en me criant : « A samedi ! »

* *

II a dû, hélas ! leur arriver un malheur, car je ne les ai jamais revus !

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°648 Février 1951 Page 128