Rougets ? C'est vite dit. Mais ce petit mot peut être
bien différemment interprété, faire naître bien des quiproquos, des imbroglios
même.
Il est venu tout naturellement sous notre plume pour
désigner les poissons de la famille des Mullidés. Mais il ne sera pas compris
de tous de la même façon. Pour beaucoup, en effet, le « rouget »,
c'est le grondin, de la famille des Triglidés. Nous voulons parler du « mulet
rouget ». Cependant, si nous écrivons « mulet », aussitôt
d'autres lecteurs croiront que nous évoquons ces poissons de la famille des Mugillidés :
appelés aussi « muges ».
Hélas ! les Mullidés sont dits rougets et mulets, les
Triglidés rougets et les Mugillidés mulets. Allez vous y reconnaître ! ...
Par bonheur, aucune confusion n'est possible entre les
poissons de ces trois familles ;
— Mullidés, poissons de sable, rosés, à barbillons
fouisseurs ;
— Triglidés, autres poissons de sable, rosés, mais à grosse
tête cuirassée et à grandes pectorales marcheuses ;
— Mugillidés, poissons fusiformes essentiellement côtiers,
au dos plombé et à la tête plate.
Par contre, parmi les Mullidés, il peut y avoir confusion
entre les formes des espèces :
— Mullus barbatus, ou mulle rouget, ou barbet ;
— Mullus surmuletus, ou mulle surmulet.
Mais, aujourd'hui, dans le dernier état de la question, il
n'y a plus qu'une seule espèce, le barbatus, avec deux variétés, le
barbet, rouget des fonds vaseux qui descend jusqu'à 300 mètres, et le surmulet,
rouget de roche et de côte, plus particulièrement méditerranéen.
Le museau du surmulet est plus allongé, a un profil plus
oblique que le barbet à museau court et à profil presque vertical ; de
plus, le surmulet porte sur ses flancs rosés des bandes jaunes que ne possède
pas le barbet.
Ce sont de petits surmulets que l'on voit faire les fous
parmi les baigneurs des plages, soulevant au fond de légers flocons sablonneux
avec leurs barbillons. Parfois, on les voit aussi, à l'aplomb des rochers ou
des quais, fouiller les parois couvertes de mousse et enfouir leur tête dans
cette forêt à leur taille.
Ils ne se prennent presque jamais à la ligne, presque
toujours aux filets, où ils s'empêtrent facilement.
Mais c'est surtout de l'observation par les chasseurs sous-marins
que nous voulons parler ici, comme dans tous les articles que nous avons
publiés sur d'autres poissons.
Si l'on plonge, on rencontre des surmulets de plus en plus
gros. Ils laissent approcher le chasseur, mais évitent le plus souvent le
harpon au dernier moment. Cependant, comme ils flânochent toujours par bandes
de cinq ou six, on les tire souvent avec de larges et légères foënes à dix
dents montées sur le harpon, et, en visant « dans le tas », on a
toujours de fortes chances d'en « piquer » un.
Voici une observation intéressante et confirmée par une
longue pratique d'un des plus sportifs plongeurs niçois, René Maurice. Pendant
la guerre, alors que la Côte d'Azur connaissait une disette dont le reste de la
France n'avait pas idée, il s'adonnait systématiquement, hiver comme été,
chaque jour, à la chasse aux, poissons rouges afin de nourrir ses enfants mieux
qu'avec des tickets non honorés. Dans ce but utilitaire, il se rendait toujours
au plus proche, c'est-à-dire au port de Nice. A un endroit déterminé, il
retrouvait les mêmes bandes de rougets ; le premier jour, il prenait
rapidement sa friture ; le second jour, de même ; le troisième, la
chasse était mauvaise ; le quatrième, il ne rapportait rien : les
rougets ne s'étaient pas laissé approcher. Voilà qui démontre, tout autant que
de subtiles expériences en aquarium, la faculté de mémoire des poissons. Notre
chasseur devait changer de coin s'il voulait ramener un plat à sa famille ;
après quelques jours ou, mieux, quelques semaines d'interruption, il pouvait
revenir au premier.
Si i'on plonge plus profondément (avec le scaphandre
autonome, bien sûr), on commence, vers une quarantaine de mètres, à trouver des
barbets ou rougets de sables, dits aussi rougets de fond.
C'est ainsi que les deux grands as de Juan-les-Pins et du
Cap d'Antibes, Louis Lehoux et André Portelatine, se promenaient un jour au
large du petit port de l'Olivette, en rade du Golfe-Juan, par cinquante mètres
de fond comme ils en ont l'habitude presque journalière, quand ils découvrirent
d'énormes rougets qui, parmi des nuages de vase, mangeottaient comme leurs
petits congénères du bord.
Étant munis d'un scaphandre, les plongeurs n'avaient pas le
droit de chasser. (Les règlements interdisent, on le sait, toute chasse avec un
appareil permettant de respirer sous l'eau.) Aussi, après avoir confirmé, les
jours suivants, leur découverte par de nouvelles observations, avertirent-ils
un patron pêcheur de leurs amis.
Celui-ci s'empressa d'aller jeter ses filets à l'endroit
voulu, non sans que Lehoux et Portelatine plongeassent pour s'assurer que tout
était bien en ordre au fond. En deux « cales », le pêcheur prit toute
la nombreuse bande. Une fortune ! Des rougets magnifiques dont certains
atteignaient le kilo ! De quoi rendre jaloux les autres pêcheurs ...
Et, en effet, il y eut des jalousies : plainte fut
déposée devant la Prud’homie des Pêcheurs d'Antibes contre les deux plongeurs
coupables d'avoir péché étant munis d'un scaphandre. Ils s'en tirèrent tout à
leur honneur, mais non sans avoir dû énergiquement se défendre. La loi interdit
aux scaphandriers de pêcher ; mais leur interdit-elle d'aider les pêcheurs ?
Dans les aquariums, on voit les rougets fouir légèrement le
sable avec leur double barbillon. Leur profil camus oriente leur bouche vers le
bas ; leur lèvre supérieure s'avance, leur lèvre inférieure se rétracte ;
ainsi un véritable suçoir absorbe-t-il les particules alimentaires que les
barbillons ont dégagées en remuant la vase.
Quand ils nagent, ils escamotent ces barbillons dans une
rainure creusée sous leur plancher buccal, exactement comme les avions replient
leur train d'atterrissage. Dès qu'ils s'arrêtent, ils sortent à nouveau ces
palpes délicates.
Ce sont là d'extraordinaires instruments. Examinez un rouget
sans vie : elles sont molles. Regardez-le vivre : elles ont la force
de creuser le sol. Mais elles ne sont pas que des outils de fouissage, elles
sont aussi des organes gustatifs d'une extrême sensibilité. Si l'on donne de la
nourriture à des rougets en aquarium, leurs barbillons se déploient,
s'inclinant de côté et d'autre avant même que la pitance ne parvienne près
d'eux ; c'est donc qu'ils l'ont déjà sentie, qu'ils cherchent, par le jeu
de ces organes, la direction d'où vient cette odeur.
Un fait surprend quiconque observe ces poissons dans leur
élément : les rougets ne sont pas rouges !
Leur ventre est nacré ; leur dos est brun ; leurs
flancs se marbrent de rosé, de gris clair, de mauve, de rouge ; ces
marbrures peuvent se déplacer en quelques instants ; mais ce ne sont pas
les poissons rosé vif que nous voyons dans les poissonneries. Les rougets, en
effet, ne prennent leurs teintes qu'en mourant.
Les Romains adoraient voir ces couleurs jouer sur le rouget
agonisant.
Mais il y a trop à dire sur le goût, quasi maladif, des
snobs romains pour les rougets. Ce sera pour une autre fois.
Pierre DE LATIL.
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