Cyclistes et automobilistes ne s'entendent guère sur la
route. Leur querelle date de loin, du moment où l'auto, soudain inventée et se
multipliant, prit possession de cette route dont les premiers vélocipédistes
furent les rois pendant quelques années, de 1890 à 1900. Ce n'est pas sans
rancœur qu'on se voit dépossédé d'un si beau domaine ; ce n'est pas sans
être infatué de sa puissance qu'on le conquiert.
Ces deux états d'esprit opposent assez violemment pédaleurs
et chauffeurs ; et cette animosité semble s'accroître à mesure
qu'augmentent le nombre et la vitesse des autos. Le cycliste a de plus en plus
le sentiment qu'on lui fait sur la route une situation intenable, et qu'on veut
l'en chasser ; l'automobiliste souhaite qu’il en soit ainsi. De part et d'autre,
les récriminations prennent un ton de plus en plus acerbe.
Aux reproches et accusations des cyclistes, les
automobilistes répondent que ceux-ci, indisciplinés et fantasques, sont cause
de tout le mal qui leur arrive. Ils roulent par bandes sur toute la largeur de
la chaussée, ne tiennent pas leur droite, ne signalent pas leurs changements de
direction, ne s'éclairent pas la nuit ...
Je ne nie pas qu'il y ait des cyclistes imprudents ou
maladroits ; mais ils ne dépassent pas en nombre les chauffeurs
inexpérimentés ou qui comptent trop sur leur virtuosité.
Les premiers automobilistes, outre qu'ils étaient, pour la
plupart, d'ex-pratiquants du cyclisme, acquéraient « le sens de la route »,
c'est-à-dire la notion de toutes ses embûches, à mesure que leurs voitures, se
perfectionnant, devenaient plus rapides. Maintenant, tel qui n'a jamais
parcouru une route même à pied peut s'élancer sur toutes celles que choisit son
caprice, au volant d'une belle et silencieuse voiture qui tient aisément plus
de 100 à l'heure. Il est tout simple que dans les croisements, dépassements,
aux carrefours, au haut des côtes, dans les virages, il tombe sur des embûches
qu'il est bien incapable de prévoir. S'il ne périt pas dans l'une des
premières, il s'instruit par l'expérience et devient sans doute un conducteur
expérimenté, prudent, respectueux des droits des autres usagers de la route.
Cependant, à moins qu'il n'ait été lui-même un fervent de la
bicyclette, il est toujours difficile à l'automobiliste de « comprendre »
le cycliste. Il est, malgré lui, en proie à une sourde exaspération contre ce « pou
de la route » qui, de-ci de-là, met un frein à sa puissance. Il ne se
résigne pas à lui accorder toute la place qu'il lui faudrait pour être en
sûreté.
Les cyclistes, de leur côté, quand ils sont en nombre au
moment des entrées et sorties d'usine, en promenades de sociétés, en peloton de
coureurs, se font parfois un malin plaisir de ne pas obéir à l'impérieux coup
de klaxon qui rejette précipitamment le pédaleur isolé sur le bas côté de la
chaussée. Brimade que se permettent ceux qui, généralement dominés, et à leur
grand péril, se sentent momentanément les plus forts. Cela peut s'accepter avec
le sourire, sans idée de revanche à prendre.
La compréhension mutuelle et la courtoisie seraient les
meilleurs moyens d'apaiser le conflit et de diminuer le nombre des accidents,
nombreux et parfois graves, qui en résultent.
L'automobiliste doit tenir compte de la puissance, du poids,
de la vitesse de l'engin qu'il conduit ; en cas de collision avec une
bicyclette, il reste indemne, tandis que cycliste et bicyclette pâtissent
considérablement. Le cycliste est victime principale et souvent unique de ses
fautes et maladresses ; par les siennes, l'automobiliste fait des
victimes, et l'assurance règle les dégâts. C'est une grande différence qui
oblige moralement l'automobiliste à plus d'attention, à plus de bienveillance
et de courtoisie.
Par conséquent, il ne doit pas doubler ou croiser les
cyclistes au ras du guidon, en les tassant à l'extrême droite de la chaussée.
Il doit savoir que cette extrême droite est souvent boueuse ou couverte de
gravillons, ce qui peut provoquer le dérapage de la bicyclette au moment le
plus dangereux. Il ne doit pas mesurer la voie nécessaire à un vélo par la
largeur de son guidon ; il faut lui laisser au moins 1m,50, c'est-à-dire
ne le doubler ou croiser qu'à un mètre de distance. C'est laisser au cycliste
la place de tomber autre part que sous ses roues. Cette pratique de prudence et
de courtoisie s'impose surtout quand il s'agit de doubler des vélos montés par
des femmes ou par des gens tranquilles, qui n'ont manifestement pas l'allure de
virtuoses de la pédale.
Il faut tenir compte aussi que le cycliste est obligé lui-même
de doubler certains véhicules ainsi que les cyclistes moins rapides que lui.
Sur les routes fréquentées et dans les rues de ville, c'est pour lui une
manœuvre délicate. II faut la lui faciliter.
II y a aussi les autos à l'arrêt rangées plus ou moins près
du trottoir. Le cycliste n'a pas à les doubler au ras des portières, car l'une
de celles-ci peut s'ouvrir brusquement pour permettre au conducteur de
descendre ; c'est l'occasion trop fréquente d'un accident grave. Le
cycliste expérimenté le sait et double au large. Ce n'est pas le moment pour
une voiture de le dépasser de près et à toute vitesse.
Il en est à peu près de même quand le cycliste double une
voiture à chevaux, une carriole de paysan, un camion à marche lente. Il ne fait
pas ces dépassements à la même vitesse qu'une auto ; il reste forcément
pendant un certain temps côte à côte avec le véhicule. L'automobiliste qui survient
à ce moment a donc à doubler deux véhicules qui sont de front. De même, quand
il double une voiture plus lente que la sienne en train de doubler un cycliste.
Dans ces cas, il ne double pas, mais triple, ce qui est une manœuvre
assez dangereuse. S'il l'exécute de trop près, le cycliste est tassé contre la
voiture qu'il double ou rejeté par la voiture triplée contre le trottoir. Ce
tassement du malheureux cycliste se fait très brutalement, sans mesure, quand
l'automobiliste qui triple se trouve surpris par une autre voiture qui vient à
sa rencontre et à laquelle il doit céder la droite. Au moment du croisement
général, il peut y avoir quatre véhicules sur la même ligne, dont une
bicyclette, à laquelle il faudrait laisser plus que jamais sa place, 1m,50 de
largeur au moins. Si la route est trop étroite ou trop encombrée, la prudence
et la courtoisie commandent de ne pas tripler, de ralentir jusqu'à ce que le
cycliste, étant doublé ou ayant doublé, ait pu reprendre sa place, toute sa
place, à droite. D'ailleurs, même entre voitures, la manœuvre de triplage est
toujours à condamner ; il ne s'agit que de considérer la bicyclette comme
une voiture quand il faut la dépasser ou la croiser.
Aux carrefours, aux places à sens giratoire, la vitesse différente
des autos, des vélos, des charrettes et des piétons, pose des problèmes qui ne
peuvent être résolus que par la courtoisie ; car, dans l'enchevêtrement de
tous ces véhicules qui débouchent des rues ou s'y engagent, la droite ne peut
pas être strictement tenue ni le doublage à gauche toujours observé ; très
souvent, le cycliste se trouve encadré par deux autos qui le dépassent. Il faut
donc, en ces points cruciaux de la circulation, céder le pas par complaisance,
par respect du plus faible, fût-on en droit de n'en rien faire de par le code de
la route. Certains automobilistes agissent ainsi et encouragent même d'un
sourire le cycliste embarrassé à passer devant eux. Cette courtoisie de la
route n'est, en somme, que l'application en ce lieu de la simple politesse, qui
veut que le plus fort, l'homme, s'efface et cède le pas à la femme, au
vieillard, à l'infirme s'ils ont à entrer ensemble dans une maison, une
voiture, franchir une porte ; et, entre deux personnes polies, on se
dispute non pour passer devant, mais le dernier. Que ces règles de politesse
séculaire, observées de part et d'autre, amèneraient de détente entre cyclistes
et automobilistes ! Et que d'accidents évités !
Dr RUFFIER.
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