C'était en décembre. II y a donc de cela trois mois ...
Et cependant cette randonnée qui m'a laissé un goût délicieux dans la bouche,
lorsque j'en parle, est valable encore aujourd'hui alors que s'ouvre le printemps
et que la faune touriste ou sportive tire des plans de vacances.
Il n'est pas question pour moi de déconseiller la
bicyclette, bien au contraire.
Elle est l'engin de base, grâce à laquelle on passe partout,
ou à peu près.
C'est cet « à peu près » que je voudrais
développer, en rappelant que, si le vélo nous porte en haut des cols routiers,
s'il ne nous empêche pas parfois de passer de vallée à vallée par des cols
muletiers, il n'est pas absolument tout.
Il a un complément direct dans la marche, qu'on le veuille
ou non ; et ce d'autant que la marche ne contrarie en rien la pratique du
vélo pour qui n'est pas coureur professionnel (cas de la plupart des douze
millions de cyclistes français).
La randonnée de marche dont il s'agit a été effectuée entre
Roanne et Thiers, par des routes et des chemins de montagne durant plus
de 30 kilomètres sur les 58 kilomètres qu'elle comportait au total. Elle fut
accomplie le dimanche 3 décembre 1950 à partir de minuit, pour la
vingt-cinquième fois, par la grâce des Cyclo-Montagnards Roannais drivés par M,
Lucien Clairet.
Réussie dans des conditions particulièrement défavorables,
sans lune, dans la tempête, elle est possible à tout sportif moyennement
entraîné plus encore en d'autres circonstances saisonnières.
La marche ! Sport d'hiver et d'été ... Appoint et
complément du vélo ... Diversion aussi ... Apaisement de surcroît ...
Retour, enfin, à l'exercice de nos pères, ours ou singes, selon le cas ...
Qu'il nous fallut attendre le douzième coup de minuit au beffroi
de Roanne, plus le treizième coup donné au sifflet par un starter, indique surabondamment
le côté particulier de cette marche.
Les curieux qui assistèrent à notre départ en eurent-ils pour
leur argent, à nous voir chaussés comme des alpinistes, vêtus comme des skieurs,
équipés comme des chemineaux ? …Certains poussèrent l'intérêt jusqu'à
nous suivre à bicyclette durant une dizaine de kilomètres, c'est-à-dire à
l'endroit où la route, fatiguée d'être martelée par nos croquenots, nous
expédia vers le ciel bourré de nuages au moyen d'un abrupt chemin de boue et de
pierres ...
Roanne-Thiers était, dès lors, sérieusement commencé.
Jusque-là, nous avions devisé ou chanté, habitué nos yeux à l'obscurité ou aux
ombres malencontreuses fournies par certains légers éclairages portatifs …
Qu'est-ce que 10 kilomètres pour des gars qui vont en faire
60 ?
Dix kilomètres ! Pas même le tour du Bois de Boulogne à
Paris ; ni la distance de la préfecture de Saint-Étienne au col du Grand
Bois ; plus qu'il n'en faut pour traverser Marseille ... Une distance
« de rien » si l'on considère comment apparaissaient proches encore
les feux, cependant modestes, de Roanne après une heure du matin.
Las ! En 10 kilomètres en avions-nous entendu des :
« Bonne chance, les gars ... », comme si nous avions besoin de
chance pour abattre cette besogne plaisante, ce labeur de puce ...
Les villageois (et d'autres, en pleine campagne) nous
guettaient au falot, comme les « Paris-Brest cyclistes », les « Paris-Strasbourg
pédestrians », ou ces neveux que le train de nuit a vomis à la gare et qui
n'en finissent pas d'arriver chez leur oncle ...
Personnellement, j'avais déjà chipé une ampoule, presque au
départ, avec des pieds durs comme fer, aplatis par un entraînement intensif
s'ajoutant à 40 kilomètres hebdomadaires dans Paris, pour mes besoins ...
C'était à n'y rien comprendre.
Voyons la carte : de Roanne au Pont, c'est tout droit.
Du Pont aux Moulins-Cherriers, il y a 5 kilomètres par le chemin de montagne,
10 par la route, elle-même assez mauvaise. Nous prîmes le chemin, c'est-à-dire
que ceux qui ne le connaissaient pas n'eurent qu'à « coller » à leurs
compagnons de l'endroit ...
De 279 mètres nous passâmes à 750 mètres, prélude aux deux
fois près de 1.000 mètres qui nous attendaient après un retour à des altitudes
moyennes.
Dans cette première côte, nous adoptâmes la méthode
montagnarde : buste penché en avant, bras ballants, cadence ralentie,
foulée allongée ... Et, par une plongée reposante mais combien rapide,
nous piquâmes sur notre miroir aux alouettes : en l'occurrence un bistro,
tous feux dehors, au centre du village, qui, cette nuit-là, dormit peu.
Douze kilomètres nous séparaient alors de
Saint-Just-en-Chevalet par la rampe des Essarts, bordée de vert sur les cartes
touristiques, bordée de noir, hélas ! en cette nuit du 3 décembre aussi
opaque que le tunnel du Saint-Gothard. Il arriva même aux plus expérimentés
d'entre nous, aux meilleurs connaisseurs de cette région (qui eût été bénie
sous la lune), de chercher leur chemin à la lampe de poche. Car nous prenions,
dès lors, des chemins parfois bourbeux, toujours rocailleux, parmi une
végétation abondante où le sapin semblait dominer.
Saint-Just-en-Chevalet, à 28 kilomètres du départ, village
enfoncé dans la terre, commença de sonner le glas pour quelques-uns, pris par
le sommeil ou égarés entre deux cols. Les tables du bistro accueillirent les
dormeurs d'un instant. On recommença de siffler des grogs ... et on
inaugura le badigeonnage de certaines plantes de pieds !
Las ! Cinquante minutes d'avance sur l'horaire pour le
petit groupe auquel je m'étais, avec mon ami Raoul Adam, agglutiné. Cinquante
minutes de décontraction, de rêve insensé, de béatification, de sérénité, car
il me semblait que le plus dur était passé ... y compris cette descente,
si rapide, si abrupte, qui reposa nos talons, mais mit à contribution nos
doigts de pieds !
Nous en repartîmes à six heures du matin.
Clairet fila immédiatement en tête avec quatre autres
marcheurs par un raccourci et disparut dans les ténèbres.
L'ascension du col Saint-Thomas dura 9 kilomètres, sous la
pluie et dans le vent ... Ce n'était plus un chemin, ni une route, mais un
ruban terreux garni de trous emplis de boue, dans une soufflerie glacée.
Alors je constatai que notre préparation physique avait été
judicieuse, car ni le sinistre petit jour baigné dans les nuages bas qui
ruisselaient sur nous, ni le pourcentage du col, ni la distance ne nous avaient
sérieusement marqués. La transition Loire-Puy-de-Dôme ou Forez-Auvergne s'opéra
sans le moindre coup de pompe. Nous avions toutefois le sentiment d'un ennui
cérébral et portions le regret de n'avoir vu ni la lune à 4 heures, ni le soleil
au petit jour.
Par contre, alors que 15 kilomètres seulement restaient à
couvrir, nous parlâmes d'abandonner à Chabreloche. Cependant nous figurions
parmi les marcheurs de tête.
Nous avions lâché nos compagnons et rattrapions le groupe
Clairet, mais notre humidité était telle que nous craignions le pire ...
Pieds, jambes, cuisses, ventre, bras, tête coulaient d'une eau froide de décembre
dans un vent du pôle. Notre équipement « trop cycliste » s'était
avéré insuffisant. Par là nous avions péché !
Mais, grâce à un maillot sec retrouvé et à une pèlerine
salvatrice, nous repartîmes d'un pied léger, pleins de soupes, de grogs, de
vins chauds, de cafés arrosés et d'espoirs ...
A 11 heures et quelques minutes, nous débouchions, mon ami
Adam et moi, dans Thiers en même temps que le petit groupe Clairet, bel et bien
rejoint, rêve que nous n'aurions osé caresser.
Nous avions retrouvé la grande route, et cette marche finale
accélérée à sept, par cette vallée magnifique dite de la Margeride de Thiers,
délavée d'abord par la pluie, puis saupoudrée de neige durant l'heure ultime,
était devenue facile, légère, aérienne ...
Ah ! l'euphorie des arrivées proches !
Les villageois avaient pour nous d'aimables encouragements.
Mais nombre de compagnons, derrière nous, n'arrivèrent
point.
La morale de cette histoire, c'est que l'équipement du
marcheur doit, en la circonstance, comporter :
— d'abord, sur une couche de maillots de laine, l'anorak
long à capuchon, afin de triompher de toutes les pluies ;
— ensuite des chaussures rendues impénétrables à l'eau au
moyen d'un système de culotte passant par-dessus elles, lesdites chaussures, à
tige, s'apparentant soit à la chaussure du soldat, soit à celle du chasseur,
mais en plus léger, avec clous, crampons ou semelle en caoutchouc découpé.
II serait souhaitable, enfin, qu'existât une culotte en
tissu imperméable, au moins sur le dessus des cuisses et à la ceinture, afin
d'éviter d'être mouillés comme nous l'étions, face à une pluie nous cinglant
horizontalement.
Nous portions au dos, et ce fut très bien, un léger sac de
montagne contenant : une pèlerine, un maillot de laine, une légère paire
de chaussures de rechange et de la nourriture (pruneaux, sucre, dextro-sport,
gâteaux secs), largement suffisante entre nos ingurgitations liquides aux
contrôles.
Arrivés à 11 heures et quelques minutes, nous prîmes le
train de 13 h. 26 — un infâme petit tacot qui nous permit une toilette comme
seuls savent le faire de joyeux sportifs. Il nous conduisit à une Micheline,
elle-même intermédiaire à Vichy avec le rapide de Paris.
Lorsque j'arrivai chez moi, je n'avais pas fermé l'œil
depuis quarante et une heures, mais le roi n'était pas mon cousin.
Mes amis cyclistes, dans les jours qui suivirent, m'en
firent-ils des promesses de participer, une nuit, à Roanne-Thiers ! Et
parmi eux trois ex-champion du monde ! Quelle leçon d'humilité ce serait …
Par un beau clair de lune, si possible ...
Mais comme il serait bien également que, cet été, un tel
itinéraire soit parcouru par d'alertes touristes, en vacances ! Celui-là
ou un autre ... Vive la bicyclette ! Vive la marche !
René CHESAL.
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