Accueil  > Années 1951  > N°649 Mars 1951  > Page 156 Tous droits réservés

Invitation à la marche

Souvenir sur Roanne-Thiers

C'était en décembre. II y a donc de cela trois mois ... Et cependant cette randonnée qui m'a laissé un goût délicieux dans la bouche, lorsque j'en parle, est valable encore aujourd'hui alors que s'ouvre le printemps et que la faune touriste ou sportive tire des plans de vacances.

Il n'est pas question pour moi de déconseiller la bicyclette, bien au contraire.

Elle est l'engin de base, grâce à laquelle on passe partout, ou à peu près.

C'est cet « à peu près » que je voudrais développer, en rappelant que, si le vélo nous porte en haut des cols routiers, s'il ne nous empêche pas parfois de passer de vallée à vallée par des cols muletiers, il n'est pas absolument tout.

Il a un complément direct dans la marche, qu'on le veuille ou non ; et ce d'autant que la marche ne contrarie en rien la pratique du vélo pour qui n'est pas coureur professionnel (cas de la plupart des douze millions de cyclistes français).

La randonnée de marche dont il s'agit a été effectuée entre Roanne et Thiers, par des routes et des chemins de montagne durant plus de 30 kilomètres sur les 58 kilomètres qu'elle comportait au total. Elle fut accomplie le dimanche 3 décembre 1950 à partir de minuit, pour la vingt-cinquième fois, par la grâce des Cyclo-Montagnards Roannais drivés par M, Lucien Clairet.

Réussie dans des conditions particulièrement défavorables, sans lune, dans la tempête, elle est possible à tout sportif moyennement entraîné plus encore en d'autres circonstances saisonnières.

La marche ! Sport d'hiver et d'été ... Appoint et complément du vélo ... Diversion aussi ... Apaisement de surcroît ... Retour, enfin, à l'exercice de nos pères, ours ou singes, selon le cas ...

Qu'il nous fallut attendre le douzième coup de minuit au beffroi de Roanne, plus le treizième coup donné au sifflet par un starter, indique surabondamment le côté particulier de cette marche.

Les curieux qui assistèrent à notre départ en eurent-ils pour leur argent, à nous voir chaussés comme des alpinistes, vêtus comme des skieurs, équipés comme des chemineaux ? …Certains poussèrent l'intérêt jusqu'à nous suivre à bicyclette durant une dizaine de kilomètres, c'est-à-dire à l'endroit où la route, fatiguée d'être martelée par nos croquenots, nous expédia vers le ciel bourré de nuages au moyen d'un abrupt chemin de boue et de pierres ...

Roanne-Thiers était, dès lors, sérieusement commencé. Jusque-là, nous avions devisé ou chanté, habitué nos yeux à l'obscurité ou aux ombres malencontreuses fournies par certains légers éclairages portatifs …

Qu'est-ce que 10 kilomètres pour des gars qui vont en faire 60 ?

Dix kilomètres ! Pas même le tour du Bois de Boulogne à Paris ; ni la distance de la préfecture de Saint-Étienne au col du Grand Bois ; plus qu'il n'en faut pour traverser Marseille ... Une distance « de rien » si l'on considère comment apparaissaient proches encore les feux, cependant modestes, de Roanne après une heure du matin.

Las ! En 10 kilomètres en avions-nous entendu des : « Bonne chance, les gars ... », comme si nous avions besoin de chance pour abattre cette besogne plaisante, ce labeur de puce ...

Les villageois (et d'autres, en pleine campagne) nous guettaient au falot, comme les « Paris-Brest cyclistes », les « Paris-Strasbourg pédestrians », ou ces neveux que le train de nuit a vomis à la gare et qui n'en finissent pas d'arriver chez leur oncle ...

Personnellement, j'avais déjà chipé une ampoule, presque au départ, avec des pieds durs comme fer, aplatis par un entraînement intensif s'ajoutant à 40 kilomètres hebdomadaires dans Paris, pour mes besoins ... C'était à n'y rien comprendre.

Voyons la carte : de Roanne au Pont, c'est tout droit. Du Pont aux Moulins-Cherriers, il y a 5 kilomètres par le chemin de montagne, 10 par la route, elle-même assez mauvaise. Nous prîmes le chemin, c'est-à-dire que ceux qui ne le connaissaient pas n'eurent qu'à « coller » à leurs compagnons de l'endroit ...

De 279 mètres nous passâmes à 750 mètres, prélude aux deux fois près de 1.000 mètres qui nous attendaient après un retour à des altitudes moyennes.

Dans cette première côte, nous adoptâmes la méthode montagnarde : buste penché en avant, bras ballants, cadence ralentie, foulée allongée ... Et, par une plongée reposante mais combien rapide, nous piquâmes sur notre miroir aux alouettes : en l'occurrence un bistro, tous feux dehors, au centre du village, qui, cette nuit-là, dormit peu.

Douze kilomètres nous séparaient alors de Saint-Just-en-Chevalet par la rampe des Essarts, bordée de vert sur les cartes touristiques, bordée de noir, hélas ! en cette nuit du 3 décembre aussi opaque que le tunnel du Saint-Gothard. Il arriva même aux plus expérimentés d'entre nous, aux meilleurs connaisseurs de cette région (qui eût été bénie sous la lune), de chercher leur chemin à la lampe de poche. Car nous prenions, dès lors, des chemins parfois bourbeux, toujours rocailleux, parmi une végétation abondante où le sapin semblait dominer.

Saint-Just-en-Chevalet, à 28 kilomètres du départ, village enfoncé dans la terre, commença de sonner le glas pour quelques-uns, pris par le sommeil ou égarés entre deux cols. Les tables du bistro accueillirent les dormeurs d'un instant. On recommença de siffler des grogs ... et on inaugura le badigeonnage de certaines plantes de pieds !

Las ! Cinquante minutes d'avance sur l'horaire pour le petit groupe auquel je m'étais, avec mon ami Raoul Adam, agglutiné. Cinquante minutes de décontraction, de rêve insensé, de béatification, de sérénité, car il me semblait que le plus dur était passé ... y compris cette descente, si rapide, si abrupte, qui reposa nos talons, mais mit à contribution nos doigts de pieds !

Nous en repartîmes à six heures du matin.

Clairet fila immédiatement en tête avec quatre autres marcheurs par un raccourci et disparut dans les ténèbres.

L'ascension du col Saint-Thomas dura 9 kilomètres, sous la pluie et dans le vent ... Ce n'était plus un chemin, ni une route, mais un ruban terreux garni de trous emplis de boue, dans une soufflerie glacée.

Alors je constatai que notre préparation physique avait été judicieuse, car ni le sinistre petit jour baigné dans les nuages bas qui ruisselaient sur nous, ni le pourcentage du col, ni la distance ne nous avaient sérieusement marqués. La transition Loire-Puy-de-Dôme ou Forez-Auvergne s'opéra sans le moindre coup de pompe. Nous avions toutefois le sentiment d'un ennui cérébral et portions le regret de n'avoir vu ni la lune à 4 heures, ni le soleil au petit jour.

Par contre, alors que 15 kilomètres seulement restaient à couvrir, nous parlâmes d'abandonner à Chabreloche. Cependant nous figurions parmi les marcheurs de tête.

Nous avions lâché nos compagnons et rattrapions le groupe Clairet, mais notre humidité était telle que nous craignions le pire ... Pieds, jambes, cuisses, ventre, bras, tête coulaient d'une eau froide de décembre dans un vent du pôle. Notre équipement « trop cycliste » s'était avéré insuffisant. Par là nous avions péché !

Mais, grâce à un maillot sec retrouvé et à une pèlerine salvatrice, nous repartîmes d'un pied léger, pleins de soupes, de grogs, de vins chauds, de cafés arrosés et d'espoirs ...

A 11 heures et quelques minutes, nous débouchions, mon ami Adam et moi, dans Thiers en même temps que le petit groupe Clairet, bel et bien rejoint, rêve que nous n'aurions osé caresser.

Nous avions retrouvé la grande route, et cette marche finale accélérée à sept, par cette vallée magnifique dite de la Margeride de Thiers, délavée d'abord par la pluie, puis saupoudrée de neige durant l'heure ultime, était devenue facile, légère, aérienne ...

Ah ! l'euphorie des arrivées proches !

Les villageois avaient pour nous d'aimables encouragements.

Mais nombre de compagnons, derrière nous, n'arrivèrent point.

La morale de cette histoire, c'est que l'équipement du marcheur doit, en la circonstance, comporter :

— d'abord, sur une couche de maillots de laine, l'anorak long à capuchon, afin de triompher de toutes les pluies ;

— ensuite des chaussures rendues impénétrables à l'eau au moyen d'un système de culotte passant par-dessus elles, lesdites chaussures, à tige, s'apparentant soit à la chaussure du soldat, soit à celle du chasseur, mais en plus léger, avec clous, crampons ou semelle en caoutchouc découpé.

II serait souhaitable, enfin, qu'existât une culotte en tissu imperméable, au moins sur le dessus des cuisses et à la ceinture, afin d'éviter d'être mouillés comme nous l'étions, face à une pluie nous cinglant horizontalement.

Nous portions au dos, et ce fut très bien, un léger sac de montagne contenant : une pèlerine, un maillot de laine, une légère paire de chaussures de rechange et de la nourriture (pruneaux, sucre, dextro-sport, gâteaux secs), largement suffisante entre nos ingurgitations liquides aux contrôles.

Arrivés à 11 heures et quelques minutes, nous prîmes le train de 13 h. 26 — un infâme petit tacot qui nous permit une toilette comme seuls savent le faire de joyeux sportifs. Il nous conduisit à une Micheline, elle-même intermédiaire à Vichy avec le rapide de Paris.

Lorsque j'arrivai chez moi, je n'avais pas fermé l'œil depuis quarante et une heures, mais le roi n'était pas mon cousin.

Mes amis cyclistes, dans les jours qui suivirent, m'en firent-ils des promesses de participer, une nuit, à Roanne-Thiers ! Et parmi eux trois ex-champion du monde ! Quelle leçon d'humilité ce serait …

Par un beau clair de lune, si possible ...

Mais comme il serait bien également que, cet été, un tel itinéraire soit parcouru par d'alertes touristes, en vacances ! Celui-là ou un autre ... Vive la bicyclette ! Vive la marche !

René CHESAL.

Le Chasseur Français N°649 Mars 1951 Page 156