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La naissance du timbre-poste

Tous les historiens du timbre-poste ont adopté, avec des variantes, la charmante anecdote qu'on va lire, et c'est des faits qui y sont rapportés que, suivant ces historiens, serait née l’idée de l'affranchissement préalable, laquelle devait provoquer l’invention de la figurine postale.

Se promenant un jour dans la campagne écossaise, Rowland Hill, qui allait devenir postmaster general du Royaume-Uni, remarqua un facteur arrêté devant la barrière d'un pauvre cottage et tendant une lettre à une fraîche jeune fille.

Celle-ci prit la missive, en examina l'adresse avec attention, la tourna et la retourna plusieurs fois entre ses doigts, s’informa du port à payer. Lorsque le facteur lui eut fait connaître le chiffre de la taxe :

— Je suis trop pauvre, dit-elle, en baissant la tête tristement, pour pouvoir acquitter une telle somme !

Et, avec un gros soupir, elle rendit au facteur le pli qu’il apportait.

La philanthropie de Hill s'émut de cette détresse. Pensant que la lettre envoyée à la villageoise pouvait contenir des nouvelles d'une personne qui lui était chère, il offrit d'en régler lui-même le port. La jeune fille, cependant, ne crut pas devoir accepter cette offre obligeante. Ayant jeté un dernier coup d'œil sur la correspondance, elle congédia le facteur et rentra chez elle.

Rowland Hill, tout en poursuivant sa route, demeurait songeur. Ce refus l'intriguait visiblement. Revenu sur ses pas, il frappa à la porte du cottage, s'excusa de son indiscrétion et, à force d'insistance, obtint l'aveu de la vérité.

— Monsieur, confessa la jeune fille en rougissant, il n'y a rien d'écrit à l'intérieur de la lettre que vous avez vue et qui m'est adressée de Londres. Nous sommes si dénués d'argent, mon fiancé et moi, que nous avons dû trouver un moyen de correspondre sans dépenser un penny. De petits signes bien connus de nous deux, simplement tracés à l'extérieur d'un feuillet plié en forme de missive, nous suffisent pour nous comprendre, tout en nous dispensant de payer une taxe trop élevée pour notre maigre bourse.

Cette anecdote est ingénieuse. Elle apporte une preuve de la fraude à laquelle le coût exagéré des taxes postales, proportionnelles à la distance parcourue par les correspondances, incitait les usagers du Post-Office. Et elle entre dans le cadre de la documentation déjà recueillie par Hill, à l'appui de la démonstration qu'il prétendait faire de tels abus.

Mais, si vraisemblable qu'elle soit, elle est inexacte en ce qui concerne tout au moins la personnalité du témoin de la scène et confident de la jeune Ecossaise. Rowland Hill la dément d'ailleurs sur ce point lui-même dans ses Mémoires. C'est Coleridge qui en fut le véritable héros et à une date déjà un peu plus ancienne que celle de 1838, où on la situe habituellement.

Dans ses Lettres, conversations et souvenirs, le spirituel écrivain et poète fait le récit de son aventure. Selon lui, la lettre était adressée par un ouvrier londonien à sa mère, laquelle consentit à ce qu'il en acquittât le port et la décacheta ensuite en sa présence. Le pli n'était fait d'autre chose que d’un fin feuillet de papier blanc, vierge de toute correspondance. On sait comment se pratiquait cette dernière.

Il est intéressant de savoir comment, dans ce récit, à la personnalité de Coleridge se substitua, avec le temps, celle de Hill. C'est encore la lecture des Mémoires du postmaster general qui nous l'apprend.

Vers 1853, Miss Martineau, publiant une Histoire de 1’Angleterre par trente années de paix, reprenait, en quelques pages de son livre, le récit de Coleridge, qu'au gré de sa fantaisie elle modifiait légèrement, et dont Hill devenait le héros.

Quelles raisons avaient donc bien pu amener cet auteur peu respectueux de la vérité historique à choisir un personnage en tous points étranger à la plaisante aventure ?

On peut penser qu'au moment où Miss Martineau écrivit son ouvrage, Rowland Hill, depuis plus d'une dizaine d’années déjà, était l'illustre inventeur du timbre-poste. Peu importait alors à l'historien de créer une légende, si cette légende devait avoir la faveur du public.

Ce qui est certain, toutefois, c'est que Hill, en 1823 — il avait vingt-huit ans — avait été amené à faire un séjour dans l’Écosse des lacs, afin d'y rétablir une santé chancelante. Mais ses moyens, comme du reste ceux des siens, étaient à cette époque fort limités. Et c'est pour ne pas grever davantage le mince budget familial par de coûteux envois réguliers de nouvelles qu'il imagina un subterfuge devant lui permettre d'éviter de tels frais.

Quand, sur leur bande, les journaux circulant en Grande-Bretagne étaient revêtus de la signature ou simplement du nom d'un membre de la Chambre des Pairs ou de celle des Communes, ils étaient exemptés de la taxe postale. Hill, qui n'ignorait pas cette particularité, et qui savait aussi que l’administration n'exerçait jamais aucun contrôle et même tolérait qu'on fît usage, sans autorisation, du patronyme d’un parlementaire pour envoyer en franchise des papiers de presse, avait emporté avec lui un stock de vieux quotidiens, lesquels allaient servir de véhicules à une correspondance à la fois secrète et gratuite.

D'Écosse, il retournait, l'un après l'autre, ces journaux au foyer paternel, après avoir formulé de sa main, sur la suscription, le contre-seing d'un whig quand sa santé était satisfaisante, celui d'un tory quand elle laissait à désirer. L'astuce se corsait du fait que Hill disposait d'une échelle étendue pour renseigner de façon précise ses parents sur son état du moment, la cote de santé variant avec l'importance, dans la hiérarchie politique, du personnage dont il utilisait le nom. S’il allait jusqu'à emprunter celui du chef de l'un ou de l'autre parti, c'était, suivant le cas, qu'il se portait comme un charme ou qu'il se trouvait très mal en point.

Dans son Post-Office Reform, Rowland Hill attribua plus tard le stratagème à l'un de ses amis. Mais il reconnut ensuite, dans ses Mémoires, que la ruse était de lui.

Cet exemple personnel, s'ajoutant à bien d'autres, l'avait convaincu de l'importance du revenu qui échappait à l'État.

Jugeant indispensable de transformer complètement le système des correspondances en le mettant à l'abri de l'abus des franchises et de la fraude, dès 1837 il publiait et soumettait au Parlement un rapport sur la réforme postale dans lequel il demandait que la taxe ne fût plus proportionnée à la distance, mais seulement au poids de l'objet, préconisait un abaissement de prix pour le port des lettres et proposait que, pour un pli ordinaire, le montant, réduit à un penny, fût payé par le « signataire » au moyen d'un timbre collé au-dessus de l'adresse, et cela pour toutes les missives circulant dans l'étendue du Royaume-Uni.

Le 6 mai 1840, le one penny noir, non dentelé, merveilleuse vignette, gravée par Frederick Heath à l'effigie de la jeune reine Victoria, faisait son apparition à Londres. C'était le premier timbre-poste. Son succès devait dépasser toutes les espérances.

DRAIM.

Le Chasseur Français N°649 Mars 1951 Page 188