Pendant des siècles, les rues et les maisons ne portèrent
aucune plaque ni numéro. Pour les premières, on se débrouillait tant bien que
mal ; pour les secondes, on avait heureusement une sorte de panonceau
rendant l'identification sinon facile, du moins possible. On écrivait alors des
adresses de ce genre : « Monsieur X, aux Trois Rois, entre le Cheval
Blanc et l’Ours. » L'enseigne était à la fois une marque
commerciale et un « numéro » de voie publique.
Nos ancêtres du Moyen Age, afin de permettre à leurs amis ou
à leurs clients de trouver sans trop de peine leur logis, se firent parfois
portraiturer au vif sur la façade, ou bien encore firent peindre leurs noms et
qualités sur un mur — c'est là l'origine de nos plaques, — mais, en général,
ils préférèrent adopter une fois pour toutes une sorte d'emblème, plus ou moins
parlant, en tout cas assez durable. « Quelle que fût, écrit C. Enlart, un
des maîtres de l'archéologie française, la profession de l'habitant, la maison
pouvait avoir pour enseigne un sujet de fantaisie, religieux ou profane,
sérieux ou plaisant : l'Annonciation de Notre-Dame, les Quatre Fils Aymon,
la Truie qui file, la Sirène, la Fontaine de Jouvence, le Pélican, le Pot
d'Étain, le Heaume, le Croissant, la Rose, la Croix ou le Cheval de telle ou
telle couleur ... Assez souvent, des marchands qui font usage du pilon ou
du mortier : apothicaires, moutardiers, etc., représentent un individu
pilant. »
Une promenade à travers les vieilles demeures médiévales
nous fait revivre tous les contes du temps passé, tout un bestiaire quelque peu
fantastique où les calembours ne sont point oubliés.
Ces enseignes faisaient autrefois partie intégrante du
pittoresque de nos cités ; elles faisaient aussi la joie des étudiants,
qui les décrochaient et organisaient de folles parties. Une petite pièce
facétieuse du XVe siècle met en scène l'enseigne bien connue des Quatre Fils Aymon,
auxquels on trouve quatre fiancées et aux noces desquels assistent des animaux
ou personnages divers, familiers aux bons badauds de Paris. En 1452, les
bruyants étudiants de la bonne ville de Paris voulurent mettre cette farce en
pratique, ils enlevèrent de nuit, non sans quelque péril, car l'un d'eux fut
grièvement blessé, la Truie qui file des Halles et l'Ours de la porte Baudoyer,
et prétendirent les marier ensemble avec le Cerf en qualité de prêtre et le Papegaut
pour cadeau de noces. Ce cortège nuptial d'un nouveau genre parcourut les rues,
menant un tapage effroyable, tant et si bien que la police dut mettre un terme
à ce qu'elle jugeait être des extravagances.
A cette époque où nos écoliers parcouraient joyeusement les
quartiers, les signes distinctifs des maisons étaient devenus très fréquents,
alors qu'ils étaient relativement rares au XIIIe siècle. Ils étaient parfois
incrustés dans la pierre, peints sur une planche de bois ou de métal, ou encore
suspendus à des anneaux et formaient une saillie jusqu'au milieu de la rue,
procédé encore adopté par certaines auberges de province. Cela évidemment
n'allait point sans entraîner quelques inconvénients, et la municipalité était
fréquemment obligée d'intervenir. « La plupart de ces enseignes, écrit
Alfred Franklin, étaient constituées par de lourds et immenses tableaux qui,
dépassant parfois le milieu des étroites rues de cette époque, contribuaient
encore à les assombrir ; aussi une ordonnance de police du 22 septembre
1600 interdit-elle de placer aucune enseigne sans l'autorisation du grand voyer.
Puis un arrêt du 26 octobre 1666 chercha à réduire la dimension des auvents et
des enseignes, défendit de poser celles-ci « à l'avenir plus bas que 15
pieds (environ 5 mètres) et autrement que sur une même ligne ». Mais on se
heurtait à des habitudes datant de plusieurs siècles, et il fallut toute la
rude poigne du lieutenant de police La Reynie pour venir à bout des mauvaises
volontés. Il essaya, en vain, de faire fixer ces panonceaux sur la façade même
de la maison (comme de nos jours), mais les commerçants réclamèrent, estimant
que leur publicité serait ainsi fortement compromise ; finalement, on
décida de réduire l'importance des potences de fer, qui continuèrent donc à
grincer la nuit et à menacer le crâne des passants en cas d'ouragan. On fit
aussi défense, quelques années plus tard, aux cabaretiers de se mettre sous le
patronage d'un chou, nous ne savons pour quelles raisons. »
Mais; à part cette restriction, la liberté la plus grande
résidait dans le choix de ces panonceaux. Nos ancêtres, gens pieux, faisaient
largement appel aux habitants célestes ; saint Martin, sainte Catherine avaient
leurs préférences ; on rencontrait aussi sainte Barbe, saint Nicolas,
saint Éloy. Cette coutume, aux buts souvent assez intéressés, avait le don
d'exaspérer J.-B. Thiers, savant ecclésiastique du XVIIe, auteur d'un Traité
des superstitions, qui écrit à ce propos : « Ce n'est pas aussi
une pratique qui mérite d'être approuvée que celle de donner des noms de saints
à des enseignes, à des hôtelleries et à d'autres maisons. Il me semble que
c'est mettre les saints un peu trop à tous les jours et les traiter un peu trop
familièrement que d'en user de la sorte. Cependant le torrent de l'usage le
veut ainsi, et on aurait peine à en arrêter le cours. On sçait que par là on
nomme les enseignes, les hôtelleries et les autres maisons comme on nomme les
églises, et que comme on dit l'église de Notre-Dame, l'église de Saint-Pierre, l'église
de Saint-Jacques, etc., on dit même l'enseigne de Notre-Dame, l'hôtellerie de
Saint-Pierre, la maison de Saint-Jacques. La réformation de cet abus serait à
désirer … » La Révolution se chargea d'exécuter le vœu de l'excellent
prêtre contemporain de Louis XIV !
Les animaux les plus divers et les plus étranges étaient
aussi mis à contribution, principalement le lion, le cheval et la truie, mais
on pouvait noter également des images plus ou moins réussies de dauphin, cerf,
renard, bœuf, mouton, singe, chien, aigle, etc. L'héraldique, les ustensiles
ménagers, les outils étaient assez largement employés. Nos bons ancêtres,
amateurs de facéties, se plaisaient à décorer leurs maisons de rébus ou de
calembours. En voici quelques exemples : au Gracieux, montrant trois gros
hommes sciant du bois : la Roupie, une roue et une pie ; le Mal assis
était un coq perché sur une seule patte. Les bourgeois et le menu peuple
s'amusaient à déchiffrer ces peintures naïves et à en restituer le véritable
sens. « Nous avons recueilli, écrit Edouard Fournier, dans le quartier des
Halles, au fameux « débit de consolation » de Paul Niquet, le dessin
de son enseigne en rébus, peinte sur le mur, avec beaucoup de talent, dans un
cadre ornementé du meilleur goût : elle représente une mappemonde portant
écrit le mot « Pôle », un nid avec trois petits oiseaux qui
piaillent, un groupe de vaisseaux qui élèvent leurs mâts derrière le quai d'un
port, la lettre n avec apostrophe dans une haie, des empreintes de pas et un
Maure assis la hache à la main. L'obscurité même du rébus fait le plus grand
attrait de l'enseigne, qu'il faut traduire tout bonnement par ces cinq mots : « Paul
Niquet n'est pas mort. »
Au XIXe siècle, nous assistons à un certain changement dans
les marques de maisons ; celles-ci, étant numérotées dans les villes,
n'ont plus besoin d'insigne sculpté, donc seules les maisons de commerce, et
tout particulièrement les auberges, continueront à donner du travail aux
peintres. Les sujets aussi changent un peu, les scènes pieuses sont beaucoup
moins fréquentes, on fait de plus en plus appel à l'actualité, car le sens
publicitaire s'est largement développé. Nous allons en donner quelques exemples
en passant en revue, très rapidement, les enseignes de Lille, à la fin du
siècle dernier.
Les disciples de saint Crépin avaient évidemment de grandes
bottes devant leurs échoppes ; un chat blanc sur lequel était peint une
barre noire signifiait, dans le patois local, un cat barré, c'est-à-dire
un cabaret ! Certaines boutiques étaient décorées de statues plus ou moins
artistiques, mais le plus souvent amusantes. Il y avait le Bon fumeur, enseigne
de tabac tenu par le père du célèbre général Faidherbe. Le souvenir de Napoléon
Ier était conservé par la Redingote grise et aussi par le tableau du grand
homme où on voyait l'Empereur, la main familièrement passée dans le gilet,
appuyé sur un pan de mur en ruine. Il y avait même à Lille une enseigne assez
originale, celle d'un vieux bonhomme pêcheur de poissons d'eau douce, Lacoste ;
on voyait en effet « à la fenêtre de sa boutique, qui était ouverte aux
heures de vente, un porte-montre représentant un coin de la digue et le père
Lacoste indiquant une corbeille pleine de poissons ». Ce petit groupe
était sculpté en bois peint, blanc et or, et exécuté avec un certain soin.
N'oublions pas non plus les annonces ridicules ; elles
sont légion, et certaines sont fort comiques. Voici, par exemple, un chapelier
placé sous le patronage d'un chapeau rouge et annonçant une spécialité de noir ;
le papetier qui avait mis sur sa porte : « Aux plumes d'Orient, car
celles vendues dans sa boutique ne s'occident pas », prétend-il !
Accordons aussi une mention au cabaretier alsacien qui avait fait peindre un
énorme pachyderme debout, avec cette légende : « A l'élève en droit »
(ce qui donne « A l'éléphant droit » avec la prononciation locale).
Il faudrait un gros volume pour reproduire toutes ces calembredaines, dont la
répétition, d'ailleurs ne ferait pas rire nos lecteurs.
Roger VAULTIER.
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