Ce qui est le plus intéressant peut-être, dans les chasses
exotiques, c'est l'imprévu, la préparation de l'expédition, davantage que le
résultat, car s’attendre à faire mouche à tout coup serait s’exposer aux plus
amères désillusions.
L'un de mes beaux souvenirs est la poursuite d'une raie
géante dans la baie de Fort-Dauphin.
Un de mes compagnons, marin breton, m'avait signalé la
présence de la bête, qui mesurait environ six mètres. Morceau de choix s'il en
fut !
Je pris mon arme, descendis sur la plage de sable en pente
douce, pénétrant peu à peu dans l'eau ; j’en eus bientôt jusqu'à la
poitrine. Devant moi, à quelque distance, se balançait la raie noire et
blanche. Je vidai mon chargeur, des traces rouges teignirent l'eau, mais la
bête, qui ne semblait guère incommodée, disparut.
Le morceau était trop gros. Cependant ma déconvenue fut
atténuée par le fait que je n'avais tout de même pas « mis hors de la
cible ». A noter que ces raies, dont la dimension fait songer à celle des
requins, possèdent sur le dos un croc menaçant pour harponner leurs
adversaires.
Aux colonies, nous n'avons que l'embarras du choix en ce qui
concerne le gibier ... Certaine fois, sur la Volta noire torrentueuse,
large de cent cinquante mètres, au-dessus de laquelle se penchent des arbres
gigantesques qui forment une voûte sombre, je me promenai avec ma femme,
lorsque celle-ci poussa une exclamation : « Regarde devant toi :
un serpent ! »
Il me fallut quelques instants pour distinguer à trois ou
quatre mètres un boa, paresseusement enroulé autour d'un arbre. Une bête grosse
comme le bras, mais on ne voyait pas sa tête. Risquer de la blesser, de la
couper en deux, était osé ; la fureur, chez les bêtes comme chez les gens,
est mauvaise conseillère.
Je préférai m'abstenir et décapiter un peu plus loin une
pintade juchée sur un arbre ...
Ce jour-là était celui des rencontres. A quelque distance,
dans une clairière, une gazelle était étendue, chauffant son pelage au soleil.
Proie facile. Mais la question sentimentale intervint une fois de plus, et
j'eus une idée romantique: Je voulus essayer de caresser la charmante bête à
mains libres. Je m'en allai, rampant précautionneusement ; cependant, l'odorat
ou l'ouïe subtile de la gazelle intervint, et à peine eus-je fait quelques dizaines
de mètres qu'elle s'enfuit, rapide comme une flèche.
J'eus, fort heureusement, des chasses plus animées.
Aux bords du Niger, assisté de mon fidèle ami Seydou Djermakoï,
neveu du chef Aoûtat, et qui devait tomber en 1940 avec le grade de capitaine sur
le front de France, je chassai le kouba, ou coba, antilope aux cornes roulées,
se terminant en lyre.
Cette fois, un petit troupeau étant signalé par Djermakoï dans
la savane, je m'en fus, armé de mon fusil automatique.
Arrivé non loin de la proie, je laissai le cheval pour me
mettre à l'affût. Je constatai que mon compagnon restait en selle, la main sur
la garde de son sabre. Je manifestai quelque surprise :
— Attends ! dit le noir en souriant, tu comprendras
plus tard !
... Allongé, je choisis ma cible, visai, tirai. Je vis
le coba baisser la tête et disparaître dans les herbes, foudroyé peut-être.
Que faire, sinon attendre un peu?
Mais aussitôt Djerma piqua des deux dans la direction du
troupeau, sabre en main, s'enfonçant à son tour parmi les savanes ...
Je me redressai et pus constater qu'il venait d'abattre la
bête, qui, seulement blessée, fonçait, cornes en avant, dans la direction de
ses agresseurs. La double lyre avait été entamée par la force du choc de
l'acier !
C'est dans la même région, entre Niamey et Dosso, que j'eus
la surprise, étant en tournée, de constater qu’il me manquait une botte à mon
réveil.
Pourtant, la case était sur pilotis ;.nul voleur
n'avait pu s'introduire, aucune grappe de ces termites qui dévorent un dolman
en une nuit, après s'être introduite par une fente du toit, ne pouvait être
coupable non plus.
Ma belle botte en filali, à la semelle en peau de girafe !
Il fallut me résigner à partir sans elle à cheval, avec un seul éperon. Le chef
du village me fit porter peu de temps après ce qui restait de la chaussure ;
quelques morceaux de cuir consciencieusement rongés. La botte avait dû glisser
au dehors et faire les délices, sa substance étant encore assez tendre, d'un de
ces chiens de village que les indigènes nourrissent plus volontiers de coups de
bâton que de bonnes choses.
Pauvres bêtes ! Elles ne jouissent pas du régime douillet
que nous leur accordons en Europe et pourtant ne peuvent se passer de vivre
dans le voisinage de l'homme. Plus sages sont les animaux dits féroces qui, à
moins d'être attaqués, fuient devant lui.
Coupez à tour de bras les lianes énormes, à grandes
entailles de machette dans la brousse ; le vide se fait devant vous. ..
L'animal le plus lâche et le plus répugnant est certainement
la hyène, qui vient sentir les dormeurs en pleine nuit. Mais, lorsque ceux-ci
s'éveillent, alertés par son haleine, elle s'enfuit à toutes jambes ...
Elle est toujours précédée par le chacal, dont l'odeur est moins infecte que la
sienne, en tout endroit où il y a des cadavres. Et cette évocation m'amène à vous
parler d'une variété d'animaux que l'indigène ne chasse pas, car il les
considère comme ses auxiliaires domestiques.
Les charognards. — Les « charognards », ce
sont essentiellement les vautours. Oiseaux de proie familiers à tous les
coloniaux, car on les rencontre partout : en Afrique, aux Indes, en
Indochine.
De belle taille, 90 centimètres à 1 mètre de haut, le vautour
habite de préférence dans le voisinage des habitations humaines.
Il a le bec crochu, la tête et le corps entièrement déplumés,
des ailes longues et pointues qui lui permettent de voler à de hautes altitudes
sans faire de nombreux mouvements ; au bas du cou, un collier de plumes blanches
et de duvet ; des pattes robustes, terminées par des doigts armés d'ongles
puissants. Couleur du plumage : gris rougeâtre.
Son surnom de « charognard » est significatif :
il se nourrît de chairs mortes ...
A Bombay, la tour de Silence, ou sont exposés tous les
cadavres, a ses murs frangés à leur partie supérieure de ces vautours,
attendant patiemment leur nourriture,
A Abomey, capitale du Dahomey, toutes les maisons importantes
et les vieilles murailles restant de l'enceinte fortifiée de la ville sont
garnies de ces vautours attendant l'occasion de fondre sur un tas d'immondices.
Dans toutes les grandes villes non européanisées, le service
de la voirie est fait par le vautour.
La femme indigène vidant les poissons apportés du marché
doit se défendre du « charognard qui vole les déchets sous le couteau.
Chassant un jour aux abords immédiats de mon poste, sur la
rive gauche du Niger, j'eus la chance de tuer une biche de grande taille. Mortellement
blessée, elle eut le temps de parcourir quelques centaines de mètres dans les
hautes herbes de la brousse. Je la recherchai en vain et laissai mon boy
poursuivre les recherches.
Celui-ci, pour éviter toute fatigue inutile, attendit,
couché sur le dos, inspectant simplement le ciel.
Au bout de quinze minutes au plus, il aperçut des vautours décrivant
des cercles à quelques centaines de mètres de hauteur, leur nombre augmentant
en même temps qu'ils sa rapprochaient du sol.
Enfin, certain que le corps de la biche morte avait été vu
des « charognards », mon boy se dirige sans hésitation sur le point
de concentration de la funèbre troupe et dut, avec un bâton, éloigner les
oiseaux les plus affamés, se battre avec eux, pour enlever la biche. Un autre jour,
le fait se reproduisit, mais le boy arriva trop tard, les vautours se
disputaient les quelques lambeaux de chair adhérant encore aux membres épars.
Pour me prouver qu'il avait bien rempli sa mission, l'indigène me rapporta la
tête, ne présentant plus ni peau, ni yeux, et je dus me contenter de la cervelle
encore fraîche.
Au cours de mes tournées administratives, alors que je
prenais mon repas de midi sur la place du village, autant que possible à
l'ombre d'un arbre, je recevais souvent la visite de plusieurs charognards qui,
moins craintifs que des chiens, venaient audacieusement mendier des morceaux de
viande ou de poulet.
Or, un jour, le jeune boy de mon cuisinier me demanda de lui
confier la distribution de chair aux sinistres bêtes. Quelques instants plus
tard, je voyais cinq vautours dansant, essayant vainement de prendre leur vol.
Ils avaient des attitudes risibles d'animaux ivres !
Mon serviteur, pour s'amuser, avait fait des boulettes de
viande dans lesquelles il avait enfermé une dose respectable de tabac en
poudre.
Les charognards, voraces, avaient avalé le tout, et les
effets du tabac s'étaient aussitôt fait sentir.
Ils étaient « fin saouls », au point de ne plus se
tenir sur leurs pattes et de rouler par terre sans la moindre défense ...
L'indigène respecte le vautour, qui lui évite l'usage des
poubelles, mais il existe une autre raison : sa chair est inconsommable.
Les narines de cet oiseau distillent un liquide d'une odeur
infecte, perceptible dès qu'on s'approche de lui ... Cependant, il y a
pire !
Souvenirs de chasses coloniales du commandant Haberer, recueillis
par Louis SMEYSTERS.
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