Le pêcheur à la mouche est, presque toujours, un observateur
passionné de la nature. Tout ce qui vit au bord de l’eau et dans l’eau l’intéresse.
Que faire, d'ailleurs, pendant les heures mortes en attendant celles de
l'éclosion ? Crainte d’arriver trop tard, le pêcheur arrive toujours trop
tôt. C'est ainsi que, contemplatif, tapi en un coin de la rive, subissant le
charme de l'eau qui éternellement coule, les yeux tournés vers ce « miroir
déformant » où nul insecte, hélas ! ne passe encore, il aperçoit une
gentille libellule, exactement un agrion, se dandinant au-dessus de l'eau. Il
la suit du regard ; elle revient vers la rive et se pose, tout près de
lui, sur le sommet horizontal d'une feuille d'iris qui se penche et s'avance
vers le large. Mais que vient donc faire là cette gente demoiselle ? Se repose-t-elle
tout simplement en admirant le paysage de ses yeux énormes et brillants ?
Attendons. Ne la troublons pas et voyons ...
La voilà qui s'envole, fait à peine quelques mètres et
revient, encore, se poser au même endroit. Mais, que fait-elle ? Ses
puissantes mandibules triturent, elle semble grignoter avec aisance quelque
chose : un insecte peut-être ? … Des débris d'ailes tombent de
sa bouche, peut-être aussi des pattes : morceaux sans valeur d'un bien
petit gibier, un moucheron, que sa bouche rejette.
Son repas fini, elle n'a dévore qu'une partie de sa proie ;
ses mandibules immobiles, elle semble maintenant se reposer, digérer
tranquillement en une pose énigmatique. Je pense au sphinx antique attendant le
voyageur ...
Cependant me voilà averti ; je soupçonne mon agrion de
s'être emparé d'un minuscule éphémère dans son petit envol, mais je ne l'ai pas
vu : il a eu si vite fait ! A mon tour, je regarde, moi aussi, aux
environs, dans l'air, attentivement et voici qu'à l'instant même où la
demoiselle reprend son vol je vois venir, en même temps qu'elle, un éphémère
microscopique. Ça y est ! il est pris : je l'ai vu ! Demi-tour
sur place et même retour au même poste. Nouveau repas, nouvelles agapes et
pareilles miettes du festin qui tombent à l’eau ...
Je ne bouge pas, j'attends encore. Je vois d'autres
éphémères passer un peu loin, la libellule reste immobile : ne les
verrait-elle pas ? J'en doute : elle a meilleure vue que moi ...
D'autres encore ; enfin, voici qu'elle s'envole à nouveau, poursuit un
instant une bestiole apeurée, mais revient bredouille toujours à son même
poste. Maladroite ! encore une jeune apprentie, pensai-je ! Pourtant,
nouveau départ, nouveau succès, nouveau repas. Puis, encore, nouvelle tentative
suivie d'abandon ! Mais pourquoi abandonner ainsi la poursuite toujours à
la même distance, pourquoi laisser partir tranquillement ceux qui passent un
peu loin ? Sa grande et si rapide cousine, plus véloce même que
l'hirondelle, qu'on appelle « déprimée » — je ne sais encore pourquoi
— fait de si longues chasses lointaines !
Et je pense aussitôt, en un rapprochement facile et bien
naturel, en ce lieu surtout, pour un pêcheur, à la truite, au chevesne posté en
bordure d'un petit courant, en aval d'une pierre. Si, dans ce cas, un insecte
ou la mouche du pêcheur passe à une trop longue distance du poisson, celui-ci
ne se dérange pas, même s'il les voit. Si, au contraire, la distance frise une
certaine limite, le poisson se décide, quelquefois trop tard, descendant
rapidement le courant, à l’attraper ; mais, trop éloigné de son poste, il
abandonne et revient, lui aussi, bredouille, à sa place, rapidement.
Pour le poisson, comme pour la libellule, il y a donc un
rayon d'action au delà duquel on ne se dérange pas et où on abandonne la
partie.
Le pêcheur novice pense qu'il y a refus. Il n'y a pas refus,
mais abandon volontaire.
Pêcheur, si tu places ta mouche près du poisson, dans la
zone dangereuse, elle sera prise aussi sûrement que l'éphémère par la libellule
lorsqu'il a le malheur de se trouver de passage dans cette zone. Animaux
différents, comportements semblables — ce n'est pas la première fois que nous le
constatons. Pêcheur observateur, tu n'as pas perdu ton temps en attendant
l'heure de l'éclosion : tu comprends mieux ce que vaut la précision dans
le lancer. Le dédain du poisson pour ta mouche te sera moins énigmatique et
moins décourageant. En bien des cas — je ne dis pas tous, — désormais, tu penseras
que, si ta mouche n'est pas prise, c'est seulement de ta faute. Connaissant la
difficulté, tu la vaincras.
Mais tu ne sauras peut-être jamais, cependant, pourquoi la
mouche qui s'affole en sillage est parfois abandonnée juste au moment où elle
allait être prise. Refus par suite de frayeur ou abandon volontaire dans la
zone tabou ? ...
Chi lo sa ?
P. CARRÈRE.
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