Les rougets, nous le savons, ne prennent leurs belles
teintes rosée qu'en mourant (1).
Les Romains, toujours puérils et cruels à la fois dans la
recherche de leurs sensations, exploitaient savamment ce feu d'artifice vivant
que tirent ces poissons en agonisant. Au milieu de leurs grands repas, certains
raffinés se faisaient apporter dans un vase de cristal rempli d'eau de mer les
rougets qu’ils allaient manger. Ils les regardaient s'ébattre, puis ils les
retiraient de l’eau. Penchés alors sur les soubresauts des poissons mourants,
ils contemplaient leurs couleurs qui s'avivaient, les taches rouges qui
gagnaient des zones entières, presque à vue d'œil, des irisations qui
naissaient se déplaçaient, disparaissaient, renaissaient, toutes les teintes de
la rose et du sang qui jouaient sous un glacis de nacre. Puis, après le dernier
soubresaut, les poissons étaient envoyés aux cuisines, de nouveau pâlis par la mort.
Pline, le célèbre naturaliste latin, raconte qu'un fameux
gourmet, M. Apicius, toujours prêt à inventer des raffinements, avait imaginé
de faire mourir les rougets dans la saumure appelée garum sociorum. Dans
une autre partie de son Histoire naturelle, il décrit cet ingrédient, « la
substance la plus chère à l’exception des parfums », comme fabriqué en Tunisie
avec des entrailles de maquereau.
Tout ce que nous pouvons ressentir d'étonnement et même de
mépris devant cette sensibilité exacerbée, tout cela a été exprimé par les
Latins eux-mêmes. Ainsi nous ne résistons pas au plaisir de citer tout ce
passage du philosophe Sénèque :
« Rien de plus beau, dit-on, qu'un rouget expirant.
Dans cette lutte où son dernier souffle s'exhale, il se colore d'un rouge vif
qui, peu après, vient à pâlir : quelle succession ménagée de nuances, et
que de fois ses teintes changent entre la vie et la mort ! ... Et
dire qu'un si grand, si merveilleux spectacle avait fait jusque-là le plaisir
des seuls pêcheurs ! Qu'ai-je besoin d'un poisson tout cuit qui ne vit
plus ? Qu'il meure dans l'assaisonnement même ! Nous admirions jadis
qu'il y eût des gens assez difficiles pour ne pas toucher à un poisson qui ne
fût du jour même. Aussi l’amenait-on en grande hâte, et les porteurs de marée
qui accouraient hors d'haleine, avec de grands cris, voyaient tout s'écarter
devant eux. Où n'a-t-on pas poussé le raffinement ? ... Ce poisson,
c'est aujourd'hui qu'on l'a péché ! dît-on. Je ne saurais me fier à vous
sur un point de cette importance, je ne dois en croire que moi-même :
qu'on l'apporte ici et qu'il meure sous mes yeux ! ... Le palais de
nos gourmets est devenu si délicat qu'ils ne peuvent goûter le poisson s'ils ne
l'ont pas vu dans le repas même nager et palpiter. Tout ce que gagne de
nouvelles ressources un luxe bientôt à bout d'invention est prodigué en
combinaisons chaque jour plus subtiles, en élégances plus extravagantes, dans le
dédain des recettes connues.
» On nous disait hier (c'est toujours Sénèque qui parle) :
rien de meilleur qu'un rouget qui expire. Passez-moi le bocal, que je l'y voie
tressaillir et palpiter. Après un long et pompeux éloge, on le tire de ce
vivier de cristal ; alors, quelque fin connaisseur en fait la
démonstration : voyez comme il s'allume d'un pourpre éclatant, plus vif
que le plus beau carmin, voyez ces veines qui courent le long de ses flancs ;
voyez : ne croiriez-vous pas ce ventre ensanglanté ? Et ce reflet
d'azur qui a brillé comme l'éclair ! Le voilà qui se raidit, qui devient
pâle ; toutes ses couleurs n'en font plus qu'une seule ... Pas un de
ces spectateurs n'assiste à l'agonie d'un ami. Combien peu suivent jusqu'au
bûcher le corps d'un parent ! On délaisse un frère, un proche à sa
dernière heure ! Et, à la mort d'un rouget, on accourt en foule !
Est-il en effet une plus belle chose ? Non, on n'a pas assez, pour l'orgie,
des dents, du ventre et de la bouche, on est encore gourmand par les yeux ! »
Que ces jeux, où une sensibilité exacerbée par le luxe se
mêle à la brutalité ancestrale, nous semblent bien caractéristiques des Romains
de l'Empire ! ... Mais il ne faudrait quand même pas généraliser ce
qui ne fut sûrement que fantaisie raffinée. La meilleure preuve qu'il ne
s'agissait point d'une pratique courante, c'est que Pline ne la rapporte que
par ouï-dire :
« Les maîtres en gastronomie racontent que le rouget
mourant passe par de nombreuses nuances et qu'on voit le rouge de ses écailles
pâlir par des dégradations successives, surtout si on le regarde dans un vase
de cristal. »
Le même raffinement décadent qu'ils manifestent pour les
couleurs, les blasés l'exigeaient de leurs cuisiniers dans l'apprêt des rougets :
ces poissons étaient servis avec une sauce faite de leurs entrailles.
On conçoit fort bien que les riches Romains qui
entretenaient des poissons aient donné la vedette aux rougets. Décrivant les
viviers de la côte, Varron, la grande autorité agronomique du temps, écrit dans
Res Rusticae : Hortensius montre, autant et plus de sollicitude
pour l'appétit de ses rougets que je n'en puis avoir sur celui de mes ânes ! »
Et, quelques lignes plus loin : « il vous aurait laissé prendre tous
les mulus de son écurie plutôt, qu'un seul mullus de ses viviers »,
car, à une lettre près, le mulet quadrupède avait le même nom que le surmulet
poisson.
II est bien connu que les poissons, et particulièrement les
rougets, pouvaient, chez les Romains, atteindre des prix fantastiques.
Ainsi, on peut lire dans la quatrième satire de Juvénal que Crispinus,
un nouveau riche venu d'Egypte, paya un surmulet 6.000 sesterces. « On
doit dire que le poisson égalait le poids des sesterces », ajoute le
poète. Mais celui-ci conclut avec malice : « Le pêcheur eût peut-être
coûté moins cher ! »
De même, Suétone rapporte dans sa Vie de Tibère que
trois rougets, pesant à peine deux livres chacun, furent vendus 2.000
sesterces. Enfin, Pline donne le record de 8.000 sesterces payés pour un
rouget, sous le règne de Caligula.
Nous sommes près de penser : « Quelle folie !
Quelle toute-puissance de la gourmandise ! » Mais non ! avant de
croire à des faits aussi peu croyables, avant d'accepter ces histoires qui
prouvent jusqu'à l'absurde la décadence des riches Romains, réfléchissons ...
Pourquoi auraient-ils payé si cher des poissons qui ne peuvent jamais dépasser
de beaucoup le kilogramme ? Pourquoi ces prix étaient-ils exceptionnels,
alors que les gros rougets ne le sont quand même pas ? … Nous
répondrons : tout simplement parce qu'il ne s'agissait pas de poissons
destinés à la cuisine, mais d'animaux de collection.
Dans le passage déjà cité, Varron écrit : « Nos
nobles ont des viviers servant à parquer les poissons par espèces ; et
jamais cuisinier ne fera sommation à ceux-ci de comparaître sur la table :
ils sont sacrés ! ... Notre ami Hortensius, qui possédait à Bauli des
viviers qui lui avaient coûté fort cher, envoyait acheter à Pouzzoles le
poisson qu'on servait à sa table. Et c'était peu qu'il s'interdît de manger du
sien, il fallait qu'il lui donnât à manger lui-même. » Ce qui prouve bien
que les poissons étaient recherchés par passion de collectionneur plus que par
gourmandise.
Columelle (De Re Rustica) dit qu'on ne peut nourrir
dans un vivier beaucoup de rougets, car il est rare d'en trouver un ou deux sur
mille qui s'habituent à sa captivité. Ce qui prouve que ceux qui s'y étaient
accoutumés pouvaient faire prime.
Bien mieux, certains rougets étaient dressés, ainsi que le
prouvent ces trois passages. D'un épigramme de Martial : « Les vieux
rougets accourent à sa voix. » De Cicéron : « Il appelle ses
rougets et les flatte de sa main ... » Et encore de Cicéron : « Nos
grands personnages se croient au ciel quand ils ont dans leurs viviers des
mulets barbets qui mangent dans la main. Voilà le soin qui les préoccupe. »
II est donc bien prouvé que certains riches Romains avaient
l'innocente manie de collectionner des poissons savants. Ne leur jetons pas la pierre,
nous qui collectionnons les timbres !
Ne leur reprochons pas, non plus, d'avoir admiré pour le
plaisir des yeux les couleurs des rougets agonisants. Dans un souci non pas
esthétique, mais de « gros sous », nos pêcheurs font bien autre chose :
ils écaillent tout vivants les rougets qu'ils viennent de prendre, car ils ont
remarqué que les marbrures sanglantes persistent alors après la mort, ce qui
donne une plus belle apparence commerciale au poisson.
Ne reprochons pas davantage aux Anciens leurs délicatesses
culinaires quelque peu frelatées. Les Provençaux, eux aussi, font cuire les
rougets sans les vider, « Les rougets sont les bécasses de la mer »,
professent leurs gourmets. Les entrailles sont grillées avec le poisson, puis
extraites sur l'assiette et broyées avec de l'huile d'olive en une sauce qui
doit accompagner la chair. Exactement comme les Romains. Mais avec une
différence ; nous savons aujourd'hui d'où vient le fumet spécial de leurs
entrailles : d'un taenia qui leur est propre, long de 30 centimètres, le botriocéphale
ponctué. Les Romains, eux, du moins, l'ignoraient.
Pierre DE LATIL.
(1) Voir « Rougets de côte et de fond », dans Le
Chasseur Français de mars 1951.
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