L'avenir du sprint français n'est plus sombre. Trois jeunes
souches : Jacques Bellenger, Emile Lognay et Maurice Verdeun (qu'on
pourrait tout aussi bien citer dans un ordre inversé) éclatent de leur sève
chez les professionnels, où notre Louis Gérardin tint si longtemps une vedette
que Senfftleben ne sut pas lui enlever.
Enfin, en avant du lot des amateurs, pointent deux hommes
ayant fait plus que leurs preuves : Pierre Even et Lucien Lemoigne.
Dormez en paix, les Michard, Faucheux et consorts.
Enfoncez-vous dans le temps, couverts d'une gloire qui, longtemps après votre
retraite, survivait en nous, sans doute parce que Gérardin, qui vous la disputa
tant, la fit durer et l'embellit.
Très jeune à l'époque brillante de Faucheux (et éblouissante
de Michard), il fut cependant leur adversaire souvent heureux.
Aujourd'hui encore, il transperce à la fois le passé et le
présent.
Le départ, effectué cet hiver, de leur merveilleux rival
international le Belge Joseph Scherens, a fait que Gérardin, quoique non encore
touché par la grâce de la quarantaine (il s'en faut de deux ans), a pris de
l'âge sans le vouloir ... On est allé trop vite dans le décompte de ses
ans ...
Par sa verdeur il servira encore le sprint.
Champion du monde amateur à dix-huit ans, il ne put jamais l'être comme professionnel, après
avoir été finaliste plusieurs fois, après avoir glané tant de maillots
tricolores qu'il ne les compte plus et gagné tous les plus hauts grands prix. Mais
vingt-cinq années de fidélité à son, club, l’A. C. Boulogne-Billancourt,
classent l'homme auquel un jour nous rendrons solennellement les honneurs de la
piste ...
Ce n'est pas demain ... car demain il aura à se
défendre, à se battre, à essayer de triompher contre Verdeun, Bellenger, Lognay,
cités en tête de ce chapitre.
Et pourquoi donc sont apparus, tout à coup, ces trois noms ?
Pourquoi Lemoigne, inconnu la veille, éclata-t-il en
devenant champion de France amateur à Toulouse ? Pourquoi Verdeun fut-il
champion du monde en Belgique et Even second ? Pourquoi Lognay et Bellenger
percèrent-ils, subrepticement, s'attribuant l’un après l'autre le maillot des
professionnels ?
Parce que la Fédération Française de Cyclisme, usant d'un
règlement prévoyant et souple, a multiplié les occasions (Bordeaux, Saint-Étienne,
Paris, Lyon) d'opposer entre eux, au profit d'oeuvres, professionnels et
amateurs. De telle sorte qu'au lieu de continuer de s'entrebattre sans
s'élever, les jeunes, qui avaient des qualités, purent les développer au
contact des anciens ...
Cela nous conduisit au spectacle de l'amateur Maurice Verdeun
se glissant jusqu'à la finale professionnelle du Grand Prix de Paris aux côtés
de Derksen et Van Vliet, qui s'employèrent à fond pour le battre …
L'enfant prodige réussit par la suite des exploits sans
nombre.
— Voulez-vous venir chez moi, cet hiver, passer trois
semaines de vacances ? lui a demandé Reginald Harris, le fameux sprinter
anglais, l'indiscutable champion du monde 1950.
Quelle consécration !
Pénétrer et partager l'intimité du parfait gentleman qu'est
Harris !
Arme à double tranchant aussi … car il est certain que,
si le Français avait pu déceler quelques secrets de la vie de son aîné, ce
dernier n'aurait pas manqué de connaître mieux encore notre espoir, dans ses
capacités et ses faiblesses.
Au reste, cet enfant de Bordeaux ne se satisfait pas
tellement des climats qui enjambent le parallèle Bordeaux-Valence.
Les sprinters sont des seigneurs ... On naît sprinter,
on ne le devient pas ... Tous sont des hypersensibles, possédant des dons
particuliers.
Jacques Bellenger, gouailleur de toujours, tremble de tous
ses membres sur une ligne de départ; mais, une fois en tête, s'il peut lancer
de loin le sprint, il est presque imbattable. Il aime passionnément la route,
cependant ...
Emile Lognay est un athlète complet, capable du meilleur comme
du pire. Lorsqu'il court décidé, il peut sauter trois hommes.
Maurice Verdeun, c'est le pur sang intégral, démarreur
foudroyant, capable de passer dans le plus petit espace laissé par ses
adversaires. Ses plongées à la corde lui ont joué trop de tours.
Lucien Lemoigne est d'un petit modèle. Son habileté est sans
pareille. Rarement pris au dépourvu en tactique, ses courses sont passionnantes
à suivre.
Pierre Even est une puissance de la nature. Ses études aux Beaux-Arts
ne lui ont pas permis de courir cet hiver. S’il est en 1951 ce qu'il était en
1950, ses chances au championnat mondial des amateurs en Italie sont grandes.
En tout : trois pros, deux purs (pour autant qu'on me
permette d'employer ces termes ...) qui sont les têtes de nos espoirs du
sprint en 1951.
Cinq natures diverses.
Louis Gérardin en est une sixième, archi-connue, équilibrée
moralement et physiquement, de la lignée féline.
Parvenu à l'âge de raison, il ne dort cependant pas les
veilles d'épreuves importantes ...
C'est vous dire quels cauchemars peuvent connaître ses
jeunes amis ...
Si l'on songe que la victoire, le gain, la réussite, la consécration
se jouent, la plupart du temps, en moins de 200 mètres et parfois par un écart
en millimètres, on ne peut être surpris que les héros d'une telle existence
soient des hypersensibles.
Les sprinters sont nécessairement des gens d'esprit subtil
qui mesurent leur entraînement, examinent leur corps avec un soin méticuleux ...
D'où une recherche dans l'habillement et le langage, car
leur contact avec les foules les astreint à la distinction ...
Quels charmants camarades ils sont dans la vie !
René CHESAL.
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