Accueil  > Années 1951  > N°650 Avril 1951  > Page 219 Tous droits réservés

Les seigneurs du sprint

L'avenir du sprint français n'est plus sombre. Trois jeunes souches : Jacques Bellenger, Emile Lognay et Maurice Verdeun (qu'on pourrait tout aussi bien citer dans un ordre inversé) éclatent de leur sève chez les professionnels, où notre Louis Gérardin tint si longtemps une vedette que Senfftleben ne sut pas lui enlever.

Enfin, en avant du lot des amateurs, pointent deux hommes ayant fait plus que leurs preuves : Pierre Even et Lucien Lemoigne.

Dormez en paix, les Michard, Faucheux et consorts. Enfoncez-vous dans le temps, couverts d'une gloire qui, longtemps après votre retraite, survivait en nous, sans doute parce que Gérardin, qui vous la disputa tant, la fit durer et l'embellit.

Très jeune à l'époque brillante de Faucheux (et éblouissante de Michard), il fut cependant leur adversaire souvent heureux.

Aujourd'hui encore, il transperce à la fois le passé et le présent.

Le départ, effectué cet hiver, de leur merveilleux rival international le Belge Joseph Scherens, a fait que Gérardin, quoique non encore touché par la grâce de la quarantaine (il s'en faut de deux ans), a pris de l'âge sans le vouloir ... On est allé trop vite dans le décompte de ses ans ...

Par sa verdeur il servira encore le sprint.

Champion du monde amateur à dix-huit ans, il ne put jamais l'être comme professionnel, après avoir été finaliste plusieurs fois, après avoir glané tant de maillots tricolores qu'il ne les compte plus et gagné tous les plus hauts grands prix. Mais vingt-cinq années de fidélité à son, club, l’A. C. Boulogne-Billancourt, classent l'homme auquel un jour nous rendrons solennellement les honneurs de la piste ...

Ce n'est pas demain ... car demain il aura à se défendre, à se battre, à essayer de triompher contre Verdeun, Bellenger, Lognay, cités en tête de ce chapitre.

Et pourquoi donc sont apparus, tout à coup, ces trois noms ?

Pourquoi Lemoigne, inconnu la veille, éclata-t-il en devenant champion de France amateur à Toulouse ? Pourquoi Verdeun fut-il champion du monde en Belgique et Even second ? Pourquoi Lognay et Bellenger percèrent-ils, subrepticement, s'attribuant l’un après l'autre le maillot des professionnels ?

Parce que la Fédération Française de Cyclisme, usant d'un règlement prévoyant et souple, a multiplié les occasions (Bordeaux, Saint-Étienne, Paris, Lyon) d'opposer entre eux, au profit d'oeuvres, professionnels et amateurs. De telle sorte qu'au lieu de continuer de s'entrebattre sans s'élever, les jeunes, qui avaient des qualités, purent les développer au contact des anciens ...

Cela nous conduisit au spectacle de l'amateur Maurice Verdeun se glissant jusqu'à la finale professionnelle du Grand Prix de Paris aux côtés de Derksen et Van Vliet, qui s'employèrent à fond pour le battre …

L'enfant prodige réussit par la suite des exploits sans nombre.

— Voulez-vous venir chez moi, cet hiver, passer trois semaines de vacances ? lui a demandé Reginald Harris, le fameux sprinter anglais, l'indiscutable champion du monde 1950.

Quelle consécration !

Pénétrer et partager l'intimité du parfait gentleman qu'est Harris !

Arme à double tranchant aussi … car il est certain que, si le Français avait pu déceler quelques secrets de la vie de son aîné, ce dernier n'aurait pas manqué de connaître mieux encore notre espoir, dans ses capacités et ses faiblesses.

Au reste, cet enfant de Bordeaux ne se satisfait pas tellement des climats qui enjambent le parallèle Bordeaux-Valence.

Les sprinters sont des seigneurs ... On naît sprinter, on ne le devient pas ... Tous sont des hypersensibles, possédant des dons particuliers.

Jacques Bellenger, gouailleur de toujours, tremble de tous ses membres sur une ligne de départ; mais, une fois en tête, s'il peut lancer de loin le sprint, il est presque imbattable. Il aime passionnément la route, cependant ...

Emile Lognay est un athlète complet, capable du meilleur comme du pire. Lorsqu'il court décidé, il peut sauter trois hommes.

Maurice Verdeun, c'est le pur sang intégral, démarreur foudroyant, capable de passer dans le plus petit espace laissé par ses adversaires. Ses plongées à la corde lui ont joué trop de tours.

Lucien Lemoigne est d'un petit modèle. Son habileté est sans pareille. Rarement pris au dépourvu en tactique, ses courses sont passionnantes à suivre.

Pierre Even est une puissance de la nature. Ses études aux Beaux-Arts ne lui ont pas permis de courir cet hiver. S’il est en 1951 ce qu'il était en 1950, ses chances au championnat mondial des amateurs en Italie sont grandes.

En tout : trois pros, deux purs (pour autant qu'on me permette d'employer ces termes ...) qui sont les têtes de nos espoirs du sprint en 1951.

Cinq natures diverses.

Louis Gérardin en est une sixième, archi-connue, équilibrée moralement et physiquement, de la lignée féline.

Parvenu à l'âge de raison, il ne dort cependant pas les veilles d'épreuves importantes ...

C'est vous dire quels cauchemars peuvent connaître ses jeunes amis ...

Si l'on songe que la victoire, le gain, la réussite, la consécration se jouent, la plupart du temps, en moins de 200 mètres et parfois par un écart en millimètres, on ne peut être surpris que les héros d'une telle existence soient des hypersensibles.

Les sprinters sont nécessairement des gens d'esprit subtil qui mesurent leur entraînement, examinent leur corps avec un soin méticuleux ...

D'où une recherche dans l'habillement et le langage, car leur contact avec les foules les astreint à la distinction ...

Quels charmants camarades ils sont dans la vie !

René CHESAL.

Le Chasseur Français N°650 Avril 1951 Page 219