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Contes du Tchad

Ramm

Au matin (1), des bustes drapés de blanc se penchèrent sur l'orifice, et tomba sur lui un filet de grosse corde où il s'empêtra, ce qui permit de l'extraire ; ses pattes qui ruaient furent ligotées, sa tête aux cornes naissantes encapuchonnée, et tout son corps descendu dans une vaste besace en cuir souple qui ballottait au flanc d'un chameau.

Après trois jours on le délivra, dans une salle voûtée, en compagnie de trois chèvres et d'une brebis empêtrée d'un agneau noir, avec de l'herbe à discrétion, mais pas d'eau. C'était au poste de Zouar.

Deux fois par jour, un homme au visage blanc entrait discrètement, déposait à terre une cuvette d'eau fraîche et s'asseyait à côté. Les vulgaires kanamails se précipitaient pour boire ; Ramm, boudeur, ne quittait pas son coin. L'homme, immobile, attendait longtemps en silence ; enfin il partait sans bruit, et le petit sauvage allait tremper ses naseaux dans l'eau précieuse. Un jour, auprès de la jatte, il sentit un éclat de natron, au goût de sel, comme ceux du Trou. Tous les jours il eut sa friandise, parfois du pain, ou les chatons odorants de l'acacia harazé, qui sentent le miel. Il en vint à souhaiter le retour de l'homme, source de ses douceurs. Il comparait : maman, qui me donnait du lait, était bonne ; cet homme doit être bon.

Un jour, par élan incoercible, dès que son geôlier entra, Ramm fit un bond vers la cuvette, chassa d'un coup de tête la racaille et but à sa soif. Puis, voyant que l'homme tenait dans sa main le bonbon de sel, il vint fouiller de son mufle le poing qui s'ouvrit.

Le lendemain, la porte resta ouverte, et, comme personne n'entrait, les prisonniers sortirent en bêlant. Dans la cour, près de la gamelle, l'homme était assis. Ramm vint flairer ses mains et ses poches. Puis il gambada, exécuta des sauts de mouton, franchit le mur et se livra sur la plaine de sable à des galops désordonnés. Vers le soir, il repassa le mur, s'approcha, comme de droit, de son maître et reçut sa gâterie. C'était fait : de nouveau, Ramm avait sauté au passage d'une planète dans une autre plus heureuse ; de sa liberté solitaire et farouche à la captivité d'amour.

L'animal est simple et droit. Apprivoisé, il ne donne pas à demi sa confiance et compte sur la réciproque. Son affection est jalouse, tyrannique, et prétend au monopole, « Je suis à mon maître, et mon maître est à moi. »

Oudigueï le bon chien, terreur des chacals, voyant que Ramm n'était plus gibier de chasse, mais ami, lui offrit aussitôt de jouer. Il prétendait que le mouflon était une hyène et se lançait éperdument à ses trousses. Après des voltes et des virages, Ramm stoppait soudain, se calait sur ses jambes et, le front baissé, chargeait. Son coup de bélier était brutal, ses jeunes cornes dures comme de l'os, et le chien ne s'y frottait plus. Il tournait autour en aboyant de joie, et, quand le maître les sifflait, ils venaient, en paire d'amis, s'allonger haletants à ses pieds.

On partit pour Oudigueï, point de résurgence, dans une avenue de falaises, d'un cours d'eau souterrain. Le lieutenant de méharistes allait inspecter l'un de ses pelotons au pâturage. La vie de nomadisation était pacifique, patriarcale et comme ralentie. Un vide silencieux régnait sur ces immensités informes, confins inachevés entre le massif du Tibesti, dont on ne voit déjà plus les formes volcaniques, et les surfaces indéfinies du Sahara déroulé vers le sud. Les chameaux se dandinaient dédaigneusement, d'une touffe acre de hâd aux -pousses tendres des mimosées. Les nuits, merveilleusement limpides et douces, reposaient de la tyrannie solaire. Seules les trois tentes du carré (bivouac de méharistes) et la zériba d'épines qui l'entoure mettaient des points d'ombre sur la face du désert.

Un matin, le lieutenant François serra la main aux deux sergents, sauta sur sa chamelle accroupie et siffla ... Le chien Oudigueï hésita un instant, puis revint à son maître, le sergent Leray. Il sentait que ce départ n'était pas une chasse ordinaire et qu'il fallait choisir. Ramm, lui, ne fit qu'un bond et se trouva devant l'officier. Ses gros yeux semblaient l'inviter au voyage et voulaient dire : « Hein ! Nous deux ! »

Ils s'arrachèrent avec regret aux formidables gorges de Modra, d'où François contemplait avec envie la torsade de lave du Tiéroko, inviolée, dressée sur un jaillissement de basalte ; ils traversèrent la plaine buissonneuse du Miski, le fleuve aux eaux souterraines ; firent l'ascension des terrasses chaotiques de l'Émi-Koussi, le chef du massif (3.600 mètres), et, par le vertigineux sentier des crêtes, atteignirent enfin le Carré de Goumeur.

Il semble que, dans la hiérarchie des espèces, l'infranchissable inégalité des intelligences se compense d'une parenté affective. Sous la tente étroite, Ramm, couché aux pieds de François, ne le quittait pas des yeux. Il concentrait l'effort de son cerveau pour le deviner, mais sans y parvenir. Il se disait : « je ne saisis pas bien, mais le fait est qu'il a toujours raison … et puis, quoi qu'il fasse, je suis avec lui, car je l'aime ... »

L'homme perdu en pays sauvage, loin des siens, était touché de cette absolue confiance. « L'amitié, songeait cet ascète, d'où qu'elle vienne, est toujours une force pure, une douceur que ne trouble aucun intérêt ... En faisant de moi son idole, cet humbles me donne plus que je ne puis lui offrir ... »

L'exploration par Ramm de l'oasis de Goumeur fut rapide. Le fortin du « groupe nomade » occupait le sommet aplani d'un piton, aux flancs hérissés de gros blocs de lave. Au pied sourdait par endroits, en vasques limpides, le maigre filet d'eau de l'enneri (oued en toubou). L'étroite crevasse qu'il irriguait, au pied d'un versant d'éboulis noirs tombés d'une falaise verticale de mille mètres, n'était qu'une ruelle de palmiers, figuiers et minuscules champs de froment. Une douzaine de huttes touboues constituaient le village. Chacune était faite d'une tour en torchis, à hauteur d'épaule, avec deux mitres de diamètre, et coiffée d'un chapeau conique en nervures de palmes. On vivait opprimé sous la menace de la montagne suspendue sur colonnes de basalte. Au-dessus de ce colossal gradin couraient les tarsos supérieurs. Vers le nord, l'horizon s'ouvrait ; de massives -montagnes, au dos plat, lourdement vautrées, gardaient de leur origine des formes pâteuses.

Un an passa. Ramm était d'un roux uniforme et de la taille d'un ânon. Ses cornes s'incurvaient, une barbiche lui venait au menton, et ses poignets se garnissaient de manchettes. Il vivait dans la béatitude, choyé comme la mascotte du groupe, en sécurité dans la faveur du chef.

Seulement, de temps à autre, François, d'un air soucieux, regardait son mouflon et disait à voix basse :

— Sais-tu, Ramm ? Bientôt il me faudra partir.

Cet animal bourru, en soi si peu de chose, mais de cœur fidèle, symbolisait deux armées de vie coloniale, de fougueuse expansion du moi. Dans les semaines qui précèdent les graves départs, le présent qui finit de s'écouler prend déjà le goût de mort du passé ... et quel passé ! Page d'adolescence au Tibesti ... heures uniques et qui ne reviendraient jamais … interminables et lentes caravanes au fond des crevasses dominées de falaises flamboyantes ... lacs de lave des tarsos tombés en cascades à l'origine des vallées ... atmosphère aérienne des plateaux, illuminés matin et soir par les pics accolés en cristaux d'améthyste.

Vie royale où la conscience du Français, appuyée sur la force des Français, tient lieu de conscience à tout un peuple, assurant la paix entre tribus rancunières et pillardes ; où le jeune chef militaire devient l'incarnation de la France lointaine et la fait juger plus belle que la réalité ... Et il faudrait descendre de son piédestal, céder la place au premier venu ! ...

Penché vers son dévoué, à mi-voix, il lui confiait avec terreur :

— Et puis, Ramm, ils veulent me marier ! ...

Et Ramm s'efforçait en vain de comprendre.

Un soir, le lieutenant siffla Ramm et partit, suivi de quelques chameaux porteurs d'outres. On prît le chemin des crêtes, qui mène au cratère de l’Émi-Koussi. A mi-hauteur d'une paroi, le sentier suit un léger ressaut. François fit courir Ramm en avant, puis s'attarda. Une explosion vibra en longs échos, tandis que la corniche s'écroulait dans l'abîme. Ramm, désespéré, vit repartir la caravane. Devant lui s'étalaient les pâturages de l'Émi-Koussi, pareils à ceux du Toussidé, fleuris dans une odeur de miel et d'armoises. On lui rendait la liberté ...

Trois jours plus tard, vers midi, le guetteur signala l'approche d'un convoi : c'était le remplaçant de François. Celui-ci ne se dérangea pas pour l'intrus.

Il débouchait sur la plate-forme, haut en couleur, jovial, bavard.

— Voyez, dit-il aussitôt, le beau coup de fusil que j'ai fait ce matin : un mouflon. Un beau mouflon, il paraît que c'est assez rare.

Et, sans prendre garde aux méharistes consternés, il montrait Ramm, pendu par les quatre pieds au flanc d'un chameau.

— Où l'avez-vous tué ? parvint à dire François, blanc comme un mort.

— Juste après le col de Yéguida, ce matin. Loin devant nous, il trottait sur le sentier, comme pour descendre ici. En nous apercevant, il s'est arrêté et, loin de fuir, l'idiot, il nous a chargés. C'est comme je vous dis. Alors, à cent mètres environ — plutôt cent vingt — pan ! Quel panache, mon empereur ! Faites-moi donc le plaisir d'en accepter un cuissot.

Frédéric DE BÉLINAY.

(1) Voir Le Chasseur Français de mars 1951.

Le Chasseur Français N°650 Avril 1951 Page 246