Il est des dates qui marquent dans la vie : ainsi fut
celle de mon départ, certaine nuit de juillet, pour le cercle polaire, par le Scandinavie-Express.
J'avais quitté un Paris accablé de chaleur et, quelques jours plus tard, je
franchissais avec mes deux camarades la ligne blanche du cercle arctique. Nous
dûmes avouer qu'en cet instant s'effondrèrent tous nos rêves d'adolescents. Qui
n'a pas, en effet, en évoquant ces mots, rêvé de solitudes glaciaires
redoutables ? Illusion que cela ! Cette ligne idéale qui traverse les
territoires du Grand Nord canadien coupe l'immense calotte glaciaire du
Groenland, va se perdre vers l'est dans les immensités forestières de la taïga
sibérienne, n'est rien d'autre ici qu'une ligne de pierres blanchies courant
sur quelques centaines de mètres dans le moutonnement des sapins maigres. Deux
immenses panneaux émergent sur lesquels flamboient en lettres énormes ces mots
prestigieux : Artic Circle.
Mais tel n'était pas notre but. Aussi nous hâtons-nous vers
Kiruna, la ville la plus grande du monde en étendue, puis vers Narvik. Là un
bateau postal nous jette de vague en vague sur l'île Mageroe, dont nous avons
parlé dans une précédente causerie. Prenant ensuite la route du sud, après une
brève escale à Hammerfest, la ville la plus septentrionale du monde, nous
abordons à Tromsö, véritable capitale de l'Arctique ...
Ici prend corps le véritable but de notre raid : une
traversée de la Laponie, soit des journées de marche à travers des immensités
vides, hors des routes et de tout sentier. La boussole sera désormais notre
seul fil conducteur. Ainsi abordâmes-nous un jour la forêt ... Après deux
jours de marche, nous débouchions dans la clairière de Frihedsli, que notre
carte indiquait comme un centre de quelque importance. En fait, l'agglomération
se révéla constituée par trois maisons. Au seuil de l'une d'elles, un homme
paraissait nous attendre. D'un geste de bienvenue, il nous pria d'entrer. Nous
acquiesçâmes. Une dizaine de personnes, soit toute la population, vint bientôt
présider aux agapes qui nous étaient offertes ... Vaille que vaille, la
conversation se poursuivait, mi-anglais, mi-allemand ou norvégien. Notre hôte
était, en ce district solitaire, chargé de la surveillance des forêts et
d'observations climatologiques. Nous ne nous lassions pas de vanter les charmes
de cette inoubliable hospitalité lorsqu'une étrange sonorité frappa tout à coup
nos oreilles. Ahuris, nous sursautâmes. Et la voix lointaine disait : « Ici,
Radio-Brazzaville ... Vous allez entendre ... » Nous nous
regardâmes quelques Instants. En notre esprit monta un doute : étions-nous
bien à plus de 300 kilomètres au delà du cercle polaire, loin des routes et des
villes ? Et pourtant c'était bien cela : accourues des profondeurs
brûlantes de la forêt équatoriale, des ondes venaient mourir ici, au cœur de la
toundra lapone, au pays des rennes fauves et des loups. Le speaker poursuivit
son message ... Alors notre hôte, lentement, se pencha vers le poste et,
tournant le bouton, dans un religieux silence, il appela les ondes ... Et
la France répondit ... Et sa voix nous parut infiniment douce ... Et
nous éprouvâmes au cœur un pincement bizarre à ce rappel inattendu ...
Sur la terre limoneuse où nous nous retrouvâmes quelques
heures plus tard, nos regards n'eurent pas à chercher le fil porteur de
courant, car c'est à l'énergie du vent que ces solitaires font appel comme
générateur d'électricité.
Quelques jours plus tard ... toujours dans la toundra
de Laponie. Courbés sous nos sacs de 30 kilogrammes, après une traversée d'un
torrent glaciaire qui ne nous avait pas demandé moins de deux heures, nous
allions gravissant péniblement le flanc d'un mont dénudé. Devant nous
s'étendait une surface mamelonnée dont l'axe semblait devoir nous mener en un
point que nous désirions atteindre. Cette perspective d'un raccourci qui
s'offrait nous souriait fort. Pour comble de bonheur, dans le semis des
centaines de blocs rocheux qui recouvrait ce plateau nous découvrîmes sur
certaines pierres des taches rouges ... À n'en pas douter, et pour la
première fois, nous étions en présence d'une piste lapone. Nous partons sans
plus attendre, profitant de l'aubaine inespérée. Au milieu des marécages
innombrables et des rennes qu'inquiète un peu notre présence insolite, nous
allons sans effort, l'esprit libre de toute contrainte, nous grisant de notre
solitude et de notre liberté. Mais brusquement le plateau s'infléchit et,
catastrophe ! plonge en droite ligne vers une anse lacustre qu'il nous est
impossible de traverser et de contourner. Ligne idéale en hiver où les lacs
gelés offrent une surface favorable aux évolutions des skis ou des traîneaux,
la piste lapone nous mène aujourd'hui à un cul-de-sac qui nous contraint à
faire demi-tour, ce qui, en l'occurrence, s'avéra plus facile à dire qu'à
faire. Car si, à l'aller, parmi les milliers de pierres, quelques-unes
présentaient de place en placé une marqua visible, elles s'avérèrent au retour
d'une similitude totale, sans la moindre marque apparente. Et dans cette
souricière naturelle nous voici maintenant allant de droite et de gauche,
cherchant à retrouver la ligne que nous avions empruntée en venant. Ici un
profond ruisseau nous coupe la route ... Sur la droite s'étend un marécage
suspect ... Le spectre de Paul-Émile Victor enlisé jusqu'à la poitrine
dans semblables marécages lapons remonte dans notre souvenir. Les heures
passent ... nous poussons une pointe ici, refluons, tâtons le sol vers la
gauche, mettons le cap vers la droite, dessinons de nos pas mal assurés un
labyrinthique dédale. Si, du moins, nous pouvions retrouver l'empreinte de nos
pas ! Vain espoir ... Et nous commençons à maudire le fil d'Ariane
imprudemment suivi, à gronder contre la souricière imprévue lorsque enfin nous
déroulons un parcours aveugle, sinueux à souhait, mais qui pourtant nous ramène
au point initial, d’où nous gagnons en hâte les sommets ventilés, au sol plus
consistant. La leçon a servi et nous n'oublierons plus désormais que le grand
principe de marche en terre lapone est de suivre la route des crêtes.
Telles sont quelques-unes des aventures que proposent au
voyageur épris de solitude et de vie simple et rude les horizons bleus du pays
lapon. Terre de l'éternel retour qui ramène invinciblement vers ses immensités
vides et mélancoliques celui qui, une fois, laissa un peu de son cœur à la
pointe des grands sapins décharnés de sa toundra ...
Pierre GAUROY,
Cercle polaire, 1947-1948.
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