Mes distingués confrères, les caricaturistes, sont des gens
charmants, pleins d'esprit et fort talentueux, mais souvent, dans leurs
dessins, trop traditionalistes et rétrogrades. Ainsi — vous l'avez certainement
remarqué maintes fois, comme moi, — lorsqu'ils représentent des agents de la
police secrète, ils ne manquent jamais de leur donner un air béatement féroce,
de les doter d'énormes moustaches noires, de surmonter leur tête d'un chapeau
melon, de les chausser de gigantesques souliers à clous et de leur mettre en
main un parapluie désuet.
Cette tenue était peut-être vraie entre les années 1880 et
1890, du temps du fameux Rossignol, mais, maintenant, il faut remarquer que ces
messieurs, inspecteurs ou brigadiers-chefs attachés au quai de l'Horloge ou à la
rue des Saussaies, ont une tout autre allure.
II y a deux semaines, un jeune homme se présenta chez moi et
demanda à me voir. Je le joignis au salon. Je vis devant moi un grand garçon à
bonne figure franche et joviale, vêtu d'une gabardine. Il tenait à la main un
chapeau de feutre mou.
Il se présenta : Luc Orlival, inspecteur à la P. J.
— Eh bien ! mon petit, lui dis-je en lui serrant les
mains, que deviens-tu depuis près de dix ans que je ne t'avais vu ?
— Je suis venu pour vous annoncer que, depuis hier, je suis
inspecteur de police. J'ai passé mes examens en sortant du régiment.
— C'est très bien, mon petit Luc, fis-je. Tu as pris un
métier intéressant et qui doit te plaire.
— Oh ! oui. Depuis longtemps je voulais entrer à la
Préfecture.
— Tu aimes les coups de tabac, hein ?
— C'est évidemment plus intéressant que de rester à un
bureau.
— Et quand entres-tu en action ?
— Je pars demain à Marseille pour arrêter le gangster Santorelli,
recherché par Paris et qui est signalé dans cette ville. C'est ma première
affaire. J'espère la réussir.
— Mes félicitations, et bonne chance !
Après quelques instants de conversation, nous nous quittâmes
pour retourner chacun à nos tâches respectives.
Le lendemain matin, Orlival prenait l'avion de 6 h. 30 pour
Marseille, muni, comme il se doit, d'une délégation en règle et des
renseignements nécessaires. Il descendit à l'hôtel des Voyageurs, chambre n°
27, et fit connaître sans tarder à son chef hiérarchique, à Paris, par
télégramme, sa nouvelle adresse. Après quoi, assez ému mais avec tout son zèle,
il commença discrètement son enquête. Il passa d'abord en revue tous les cafés
de la ville, depuis les cafés chic, à orchestre, jusqu'aux plus humbles
bistrots de la banlieue. Il s'asseyait à une table ou s'accoudait au comptoir,
allumait une cigarette et, tout en s'efforçant de prendre l'allure d'un
promeneur innocent qui est entré pour « prendre quelque chose », il
scrutait les physionomies et détaillait les clients. Il buvait ici un café, là
un vermouth-cassis, plus loin une fine, un cointreau ou un pastis ...
Si bien que, vers minuit, planté, les mains dans les poches,
au milieu du trottoir de la Canebière, il regrettait avec amertume d'avoir
choisi un tel métier.
A peine Orlival était-il arrivé à Marseille que le juge
d'instruction chargé de l'affaire Santorelli s'était précipité, l'air effaré,
dans son bureau du palais de Justice, à Paris, et avait dit à son secrétaire :
— Diable ! diable ! … l'affaire Santorelli se
corse de façon inquiétante. Et dire que nous en avons chargé ce jeune Orlival,
un débutant ! … Enfin, espérons qu'il s'en tirera … Voici :
je viens du service anthropométrique et j'y ai appris que ce Santorelli est non
seulement un bandit des plus dangereux, mais un as du grimage, du maquillage.
Pourvu de postiches ultra-perfectionnés, il arrive à changer complètement sa
physionomie et son extérieur en un temps record, et cela avec une habileté qui
aurait déconcerté Fregoli lui-même. J'ai trouvé dans les fiches sept
photographies dudit Santorelli qui le représentent sous sept aspects
différents.
Il avait déposé ces photos sur son bureau. L'une représentait
un jeune bourgeois à lunettes d'écaille, la chevelure à raie médiane, avec une
petite moustache noire ; la seconde un homme très brun, barbu, à l'épaisse
toison bouclée ; la troisième, un homme blond à lorgnons ; la
quatrième, une sorte de pope grec à longue chevelure raide, à barbiche en fer à
cheval, comme un « vitrier » de la belle époque ; la cinquième,
un noble vieillard à barbe blanche et à crâne dénudé ; la sixième, un
visage d'archiduc russe à favoris roux rejoignant, de chaque côté, la moustache ;
la septième, enfin, un matamore coiffé en brosse avec longues moustaches en
crocs et une « impériale » longue de trois pouces ...
— Vous allez, avait ajouté le magistrat à son secrétaire,
envoyer ces photos à Orlival, à son adresse à Marseille, pli urgent, par avion,
tout de suite. C'est le plus pressé. Il comprendra certainement. Demain, à la
première heure, je lui enverrai une lettre circonstanciée.
Le lendemain matin, dès son arrivée au bureau, le juge
d'instruction commença à dicter la lettre à son secrétaire.
Celui-ci, assis devant la machine à écrire toute prête,
était attentif.
— Écrivez, dit le magistrat :
A inspecteur Orlival
Hôtel des Voyageurs
Chambre 27, Marseille (Bouches-du-Rhône)
Avons expédié hier sept photos de Santorelli. Vous avez
compris que ces déguisements ...
A ce moment, un télégraphiste entra dans le bureau :
— M'sieur l’juge, un télégramme pour vous.
— Bien, donnez. Merci.
Le juge ouvrit le bleu et lut :
REÇU SEPT PHOTOS STOP FAIT IMMEDIATEMENT RECHERCHES STOP RÉUSSITE
COMPLÈTE STOP EN TROIS HEURES MALGRÉ DÉNÉGATIONS VÉHÉMENTES ET PROTESTATIONS
VIRULENTES PARFOIS ACCOMPAGNÉES VIOLENCES LES AI TOUS MAITRISÉS ET ARRÊTÉS STOP
TOUS LES SEPT SONT SOUS VERROUS STOP ATTENDS INSTRUCTIONS STOP INSPECTEUR ORLIVAL.
Roger DARBOIS.
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