Eaux endormies. Eaux parasitiques. Boues. Pestilences. Calamités ! ...
Telles sont à peu prés les définitions du marais que formulent
les gens dits raisonnables.
Pour quelques milliers d'autres ne rêvant point de cheminées
d'usines, d'assèchements, de cités atomiques, fruits pacifiques d'un progrès
qui tue si volontiers son homme, c'est un lieu de félicité ! ... De
félicité humaine : petite chose incomparable dont les délices volages et
les peines harassantes pèsent le même poids dans la balance d'une passion qui
vous met un fusil dans les mains et, dans le cœur, une raison permanente de vivre
plus forte que les dégoûts de la vie.
Après le bois, succédant à la plaine, il représente l'ultime
espoir des chasseurs. Espoir plus sincère et plus grand parce que celui qu'on
fait reposer sur le bois, on le connaît d'avance — la bécasse exceptée, —
tandis que celui qu'on met sur le marais est inconnu, et que rien ne contient plus
de grossissements et d'objets variés que l'inconnu, meublé par l'imagination.
Cela pour ceux qui le situent sur le même rang que le bois
et la plaine, et le prennent, sans que le cœur y soit, pour un terrain de chasse
comme un autre.
Pour les prédestinés, il personnifie la Chasse au point
qu'ils finissent eux-mêmes, comme ce fut le destin de Louis Ternier, par personnifier
le Marais. La plaine et le bois ne sont qu'intermèdes à leurs yeux. Il faut avoir
vécu près d'un marais, dans un pays privé de gibier sédentaire, il faut être né
dans son voisinage, l'avoir connu dès son enfance pour le bien comprendre, et pour
considérer comme une chose toute naturelle le sol qui cède sous les pas, les
pans de terrain que la marche fait osciller, les bains de pieds et les bains
complets. Il faut y avoir fait ses débuts de chasseur pour l'aimer comme soi même,
et pour lui revenir toujours.
On a le marais dans le sang. Il n'y pénètre pas par transfusion,
malgré les efforts du snobisme. D'où qu'ils proviennent, ceux qui l'aiment vraiment
regardent le marais comme le plus bel endroit où l'on puisse chasser, et non
pas comme un stand.
Il faut beaucoup aimer un plaisir pour que l'exemple de la
girouette ne lui soit pas nuisible. Voilà pourquoi le marais ne sera jamais le
terrain d'élection des touche-à-tout, gent encombrante s'il en fut, et des improvisateurs.
Les hautes bottes ne sont qu'une référence spectaculaire. Cela fait chasseur de
gibier d'eau en diable ; mais ce n'est que l'habit ! Le moine est
invisible comme toujours, jusqu'à preuve du contraire.
L'assistance d'un chien est autrement probante pour la qualité
vraie de son maître, à condition qu'il ne s'éternise pas sur ses talons en
attendant de rapporter ! Grâce à lui, cela commence à sentir le métier, la
vase, l’eau remuée, et à donner du sérieux à la présence des bottes. Contrairement
à la croyance trop répandue venant de ce que les prairies mouillées sont
englobées dans le terme général, il est impossible de chasser au marais sans la
compagnie d'un chien. Sous la réserve, bien entendu, de ne pas confondre la chasse
avec une promenade doublée d'un hammerless.
Deux thèses sont en présence. Les partisans de la première
prétendent qu'un chien vous empêche de tirer ; ceux de la seconde
affirment que, sans chien, à part le gibier qui se lève seul, on ne trouve pas
l'occasion de brûler une cartouche. En principe, les seconds ont raison ;
mais, en réalité, tout dépend du chien, et surtout du maître auquel il incombe de
savoir choisir son compagnon et de le tenir suffisamment en main pour en
profiter pleinement.
Le spécialiste du marais qui vit dans une région non boisée
et le chasseur qui n'a guère que des bois à sa disposition sans le moindre
marais à sa portée n'ont pas profité de la même formation. Ils se distinguent
l'un de l'autre, même si celui qui chasse presque exclusivement au bois emploie
des chiens pour chasser devant lui. Leurs chiens respectifs portent la marque
de la spécialité de leurs maîtres. Non pas tant par leur race, dans le sens
logique de son emploi, que par la manière de diriger les aptitudes qui caractérisent
cette race. Si l'on ne peut pas affirmer que les hommes du marais et ceux du
bois sont d'espèces bien tranchées, ils représentent tout de même deux types de
chasseurs tout à fait différents. Et l'on nous concédera certainement qu'un
chasseur digne de son chien, c'est-à-dire de taille à le mettre en valeur, le rend
toujours digne de lui, en vertu de cette vérité que le maître déteint toujours
sur le caractère et sur le comportement de son ami le plus sincère.
La démarcation est moins sensible entre les habitués des
plaines et les familiers du marais. Ils opèrent dans de grands espaces
s'étendant parfois à perte de vue, et leurs chiens sont à peu près les mêmes.
Tout cela rend leur affinité plus naturelle.
Néanmoins le choix du chien pour le marais et son éducation sont
plus délicats à mener à bien que ceux du chien de plaine. Le terrain et le
gibier ne sont pas les mêmes. Sur le sol recouvert, ou même simplement mouillé,
l'action du chien fait du bruit. D'autre part, son nez, qui doit, théoriquement
et surtout pratiquement, donner ses ordres aux pattes, n'y est pas mieux obéi
qu'ailleurs.
Il est donc indispensable que le chien d'arrêt, destiné à
chasser au marais des oiseaux farouches et se défendant bien, possède, olfactivement
parlant, une longueur de nez lui permettant de couler de très loin à pas plus
silencieux que le train de sa quête.
En ce qui concerne les choupilles, ce n'est plus la sélection
de leurs qualités naturelles et acquises qui intervient, mais la hauteur à laquelle
leurs pattes les élèvent au-dessus du bourbier.
Un spaniel pas plus « enlevé » que le cocker, fût-il
le plus beau et le meilleur du monde, est irrémédiablement handicapé. L'eau et le
terrain mouvant le fatiguent cruellement.
Si nous parlons ainsi du chien, c'est parce que sa présence
conditionne, au marais comme ailleurs, le tir de chasse régulier, qu'il rend
plus facile ou plus difficile selon les circonstances et les tempéraments.
De par sa nature, le terrain marécageux conspire contre le tir.
Mais il n'est que de s'en réjouir ! Ses « inconfortabilités »
protègent un peu son silence et sa solitude, bénis par une confrérie d'enragés
sachant bien que, dans ce calme invisiblement rébarbatif, aiment à tomber, pour
un temps mesuré, des oiseaux passagers dont on ne saurait dire s'ils sont sages
à force de méfiance, ou méfiants à force de sagesse ! ...
Raymond DUEZ.
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