A qui la faute ?
— Sur un cadavre d'éléphant, j’avais décidé de faire un
affût, ayant relevé des traces de tigres dans les environs.
Le terrain, recouvert de bambou épineux, ne se prêtait pas à
la construction d'un poste souterrain. J'en édifiai un aérien dans la matinée
et vins à quinze heures y prendre la garde. À mon arrivée, sous la pénombre du
couvert, j’aperçus une tigresse à côté de la charogne. Elle était déjà alertée,
ayant décelé notre approche. Je n'eus pas le temps de lui envoyer une balle ;
elle disparut sous les bambous.
Comme je le présumais, elle ne se montra pas à la tombée de
la nuit, mais à vingt heures.
En m’installant sur le mirador, j’avais bien remarqué une
branchette de bambou, ornée de quelques feuilles, s'interposant entre l'appât
et le guetteur. Quoique sachant que le moindre obstacle de ce genre est très
gênant pour la visée, je n'y attachai pas l'importance qu’il méritait et ne
redescendis point, ainsi que j’eusse dû le faire, pour l’ôter de ma ligne de
tir.
Je m’installai donc pour la nuit. Le mirador, construit en
vitesse, manquait de stabilité. Le vent soufflait par rafales, faisant grincer
les liens de rotin. Je ne m'inquiétais pas de ce bruit qui, seul, eût pu
alarmer le fauve, mais qui était reproduit ce soir nombre de fois dans la forêt
par 1es frottements des branches les unes contre les autres.
Lorsque la nuit fut tout à fait venue, je fis le guet de plus
en plus attentivement et, l'œil collé au créneau, ne cessai d'observer l’appât.
Vers vingt heures, un souffle caractéristique me fit saisir ma carabine. Je ne
distinguais pas encore le fauve, approchant, selon son habitude, avec prudence,
mais je le savais là, tout près. Je l'aperçus un moment plus tard, tournant autour
de sa proie, pour s'arrêter enfin juste derrière.
Je voyais dans la nuit une masse grise indécise, d'autant plus
indécise que la branche de bambou dont j'ai parlé me la masquait en partie. Il
me fallait pourtant tirer sans plus attendre, car le visiteur, semblant fixer
le mirador, était aux aguets. Ma cahute n'était pas assez artistement camouflée
pour que je pusse espérer voir la bête reprendre confiance et commencer son
repas. La visant de mon mieux, je fis feu ; un rugissement fit écho à la
détonation, puis tout retomba dans le silence.
Le faisceau de ma torche électrique ne me fit pas découvrir
ce que j’espérais ... Je l'avais manqué !
Je passai une nuit extrêmement désagréable sur mirador :
dévoré par les moustiques (1), sous une pluie diluvienne qui avait succédé au vent
et grelottant de fièvre (2).
Au petit jour, je descendis, filai au campement, éloigné de
deux kilomètres, me restaurer, mettre des effets secs. Puis je retournai prendre
la faction.
La tigresse ne réapparut point. Mais, vers quatorze heures
un beau mâle se montra. J'avais pris, en plus de ma carabine, mon fusil double,
approvisionné de balles anglaises (3), qu'un camarade m’avait recommandées.
J'eus l'idiotie de m’en servir.
Le tigre, en plein soleil et dévorant à toute gueule, était confiant.
Je demeurai un bon moment à l'admirer. Voir une pareille bête ainsi est
splendide. Est-ce le décor ? ... Y discerne-t-on vraiment une
différence avec celles parquées dans nos jardins d'acclimatation ? ...
Je ne le saurais dire. Toujours est-il que la beauté du sauvage est là,
ressort, et montre le tigre comme vraiment nous l'imaginons.
Je tirai avec le fusil de chasse ... La fameuse
cartouche anglaise fit long feu, et la détonation ressembla à celle produite
par une arme de salon. Le fauve ne vacilla même pas et s'enfuit en bondissant.
Lorsque j'allai me rendre compte si le projectile avait tout
de même porté, je constatai qu'il avait bien été au but, puisqu'une flaque de
sang le prouvait, mais qu’il avait manqué de pénétration.
Je suivis longuement la bête aux traces sanguinolentes
laissées sur le feuillage, mais dus abandonner, par prudence. Je revins au
campement, dépité, furibond, jurant de ne plus jamais emporter d'autre arme de
tir qu'une carabine à l'affût (4).
Un beau mâle.
— A proximité d'un gaur tué quelques jours auparavant,
j'avais fait aménager un poste d'affût enterré. J'y pris la garde comme
d'ordinaire, à seize heures. Le déclin du jour, pourtant propice à la venue du
tigre, se passa sans que je visse de visiteur. La nuit fut bientôt complète.
Il était environ vingt heures lorsque brusquement, derrière moi,
j'entendis, à quelque cinquante centimètres de mon crâne, un soufflement
formidable, suivi de plusieurs autres. Le moï m'accompagnant ne manifesta pas
sa frayeur par des cris, ainsi que je m'y attendais, mais me ceintura de ses
bras, m'immobilisant du coup. Je réussis enfin à l'écarter, saisis ma carabine
et attendis.
D’abord j'avais cru à un éléphant. Ce mastodonte est capable,
aussi bien qu'un félin, d'arriver à quelques pas de vous sans que l'on soupçonne
sa présence, et je songeais avec effroi que, s'il mettait, un pied sur le toit
de mon frêle abri, sa chute nous écrabouillerait comme des rats.
Il n'en fut rien, Dieu merci ! J'eus la présence
d'esprit de ne pas tirer pour effrayer la bête et la faire fuir, car je croyais
toujours à un pachyderme, étant donnée la force du souffle. De plus, je ne
voulais faire aucun bruit qui empêchât le tigre que j'attendais de venir
savourer le festin que je lui avais préparé. Enfin, au bout de quelques minutes
assez angoissantes, le silence régna, de nouveau. Le mystérieux visiteur était
parti, à pattes de velours, comme il était venu.
Quant au tigre désiré, il ne se présenta pas de la nuit. Au
petit jour, je sortis de ma cachette, impatient de reconnaître les traces de l’animal
qui nous avait ainsi surpris et effrayés. Quelle fut ma stupéfaction en
constatant qu’il ne s'agissait nullement d'un éléphant, mais d'un tigre, qui
devait d'ailleurs être de très grande taille à en juger la largeur des
empreintes conservées par la terre humide. Il ne nous avait certainement pas
sentis dans notre trou, car, alors, il ne s'en serait point approché. Plus
simplement avait-il trouvé quelque chose d'insolite au tas de feuillage qui
nous recouvrait.
Après, avoir, pour mieux réfléchir à la situation, fumé
plusieurs cigarettes, je renvoyai le moï au village, en lui recommandant de ne
revenir que lorsqu'il entendrait un coup de feu.
A quatorze heures, je somnolais quand je fus tiré de ce
demi-sommeil par un soufflement identique à celui de la veille. Doucement je me
penchai vers l'étroite meurtrière et découvris un splendide tigre mâle, à quelques
mètres de l’appât. La bête tournait autour à distance et semblait hésiter à se
mettre à table. Quel bel animal en plein soleil, et comme j'aurais voulu le
photographier ! Il vint enfin à l’appât. Sûr de lui à présent, il
regardait le festin qu'il allait s'offrir. Il n’en eut pas le temps. Une balle l'atteignit
en plein cœur. Il fit un bond en hauteur d'au moins 1m,50 pour retomber raide.
Le rugissement qu'il poussa fut terrible. Je n'en avais jamais entendu d'aussi
impressionnant.
Je sortis de l'abri et contemplai ma victime, un très gros
mâle qui mesurait 2m,10 du museau à la naissance de la queue, et le plus beau
que j'eusse tué jusqu'alors. Il fallut six hommes pour le transporter.
Si, dans mes récits, je parle souvent d'animaux manqués,
c'est pour montrer que le cas se produit fréquemment. Même nos plus grands nemrods
ont manqué et l'avouent sans fausse honte. Ce n'est pas eux qui se vanteront
d'avoir le coup d'œil infaillible, surtout la nuit.
Néanmoins, presque tous les fauves que j'ai manqués de nuit
durent leur salut à mon fusil de chasse. Je suis probablement très mauvais
tireur avec cette arme, alors qu'à la carabine je réussis d'assez beaux coups.
Aux chasseurs de grands félins, je conseillerai toutefois de n'utiliser que la
carabine. En général, avec une balle, la bête reste sur place ; sinon, une
deuxième l'immobilisera. Avec des chevrotines, le plus souvent elle fuit, même
blessée à mort, et est perdue pour le chasseur.
Récits d'Allain le Broussard, recueillis par
Marcel FAUCHOIS.
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(1) Il est recommandé, pour les affûts nocturnes, de se lotionner
la peau (parties non couvertes ou insuffisamment protégées par une trop mince
étoffe) avec de l'essence de citronnelle, à raison d’une friction toute les
deux heures. Sur la face, ce produit procure une légère sensation de cuisson.
Mais il est prouvé que le moustique a horreur de cette odeur-là.
(2) Sous peine de s'impaluder, il faut absorber de la
quinine à titre préventif, à raison de 50 centigrammes par vingt-quatre heures
dans les lieux réputés malsains, de 25 centigrammes dans les autres. La dose
forte rend quelque peu sourd les premiers jours. Étant donné que le chasseur de
« gros » a un sérieux avantage à conserver finesse d'oreille, il est bon
d'éviter la surdité partielle en commençant le traitement trois ou quatre jours
avant le départ en expédition.
D'autres produits anti-malariens, tels que la quinacrine, la
prémaline, sont actuellement employés.
(3) Balles pleines, en plomb durci.
(4) Le narrateur se montre injuste en sa colère justifiée. La
balle anglaise dont il s'agit aurait vraisemblablement rempli son office
destructeur si la poudre de la cartouche n'eût été avariée. Les cartouches pour
fusils de chasse ordinaires sont généralement à étui carton, non paraffiné. L’explosif
qu'elles contiennent est ainsi soumis aux variations hygrométriques, sans compter
dix autres causes d'humidification.
Cependant, je suis de l'avis d'Allain : la carabine est
à la fois plus sportive et plus sûre que le fusil. Celui-ci, qu'on tire à balle-hélice
ou autre, ou à chevrotines, n'est jamais aussi précis que la carabine rayée.
L'on' ne peut vraiment avec lui avoir chances de tuer raide ou de blesser très
grièvement qu'à courte distance, c'est-à-dire jusqu'à 20 mètres. En outre, on « massacre »
la peau ou de multiples petits trous ou d'un trou énorme. Gardons nos pétoires
à plomb pour le petit, voire, à la rigueur, pour le moyen-gibier. Mais le gibier
« noble », lui, a droit d'être servi à la carabine.
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