Tu te rappelles, mon vieux Georges, de nos conversations sur
la chasse, pendant les vacances ? ...
Aux alentours de la vieille capitale du bon roi René, la
belle ville d'Aix-en-Provence, il n'y a guère que des chasses réservées, dont
certaines sont peut-être giboyeuses, mais combien coûteuses. Les rares chasses
banales prennent leur nom au sérieux et sont trop ... « banales »,
hélas ! Braconnage ? Peut-être. Qui a dit qu'il y avait autant de
braconniers que de Méridionaux en France ? ...
Mais ne noircissons pas la bonne réputation de nos braves
Provençaux et contentons-nous de constater que, dans les Bouches-du-Rhône, la
population est telle qu'il y a trop de fusils pour ... mettons ...
pas assez de gibier, à savoir : les casquettes et le lièvre de M. Bompard,
près de Tarascon. Ce qui fait peu, en somme.
Aussi avais-tu les yeux luisants de convoitise quand je te
parlais de mon Confolentais natal, qui pourtant n'a rien de comparable à la
plantureuse Sologne. Cependant nos modestes syndicats communaux ont su quand
même limiter les dégâts.
Et tu t'es décidé. Nous sommes partis tous les deux vers les
bureaux de votre bel hôtel de ville. Tu as fait ta demande de permis général,
et nous avons arrosé cette grave décision ; elle en valait la peine, pense
donc : un permis général pour venir chasser en Charente ...
Alors que j'étais déjà revenu faire l'ouverture, tu nous es
arrivé un soir, par l'autobus de Limoges, « ave » la valise et le
calibre 12.
Nous avons commencé dès le lendemain ces trois semaines de
chasse qui, je n'en doute pas, sont pleines pour toi de lumineux souvenirs.
Je ne te reparlerai pas de nos bonnes parties avec mon jeune
camarade Nono ...
Je ne te reparlerai pas de ces gris qui n'existent pas chez
toi. Tu les as vus s'envoler, en compagnies ronflantes, an bout de ton fusil,
dans les genêts et les légumes de Fayolle. Tu ne savais pas lequel prendre, et,
quand tu te décidais, leurs ailes puissantes leur avaient permis d'être à
distance respectable de ton fusil, pourtant meurtrier ...
Je ne te reparlerai pas de ces rouges qui piétaient devant
toi dans les topinambours sans que tu devines leur présence. Au bout du champ
ils te partaient dans les pieds dans toutes les directions « Fan de loup !
de fan de loup ! » Que de fois as-tu déchargé ton fusil sur les
premiers envolés — et tu en tuais — alors que le vieux coq, tout seul et bon
dernier, en chef qui couvre la retraite, jaillissait des feuilles, sous ton
nez, devant ton fusil vide et ta rage impuissante.
— J'achèterai le fusil a à cinq coups !
Non, Georges, tu ne l'achèteras pas, le fusile à cinq
coups ! Laisse-le, ce brave coq, conduire d'autres couvées l'an prochain,
tu en tireras profit et les autres aussi.
Je ne te reparlerai pas des cailles, ni des lapins de La
Chaise ou de Rérat ...
C'est de « ton » lièvre, Georges, que je veux te
parler. Si j'avais osé, à la façon de mon regretté voisin M. Ganeval, dont la
mort récente va priver les lecteurs du Chasseur Français de si belles
histoires, j'aurais mis en titre « Ton premier lièvre, Georges ».
Mais j'aurais eu l'air de plagier, et ma prose ne vaut certes pas celle de ce
distingué confrère en saint Hubert dont je salue bien respectueusement la
mémoire ici.
Car c'était ton premier, à toi aussi, malgré ton âge. Dame !
tu n'as jamais chassé le lièvre à Tarascon — le grand Tartarin lui-même ne
l'avait-il pas abandonné ? Alors comment en aurais-tu tué, puisqu'il est
seul représentant de la gent capucine dans ton pays !
A La Chaise, tu avais bien eu l'occasion d'en tirer, mais ...
Tu te rappelleras sans doute longtemps du matin où je t'ai envoyé au « poste ».
Vous êtes arrivés chacun par votre chemin pour vous trouver nez à nez, au
carrefour, le lièvre et toi ... je gage que le plus émotionné n'était pas ...
celui qu'on pense ! Je t'excuse, Georges, et je comprends pourquoi ton 12
n'a fait que du bruit et n'a pu servir, à la façon du bâton blanc du brave
agent du cours Mirabeau, qu'à faire circuler ce grand diable aux longues
oreilles. Il est parti en bon coureur qu'il était et ... il court encore,
peut-être.
Une autre fois, ce bon vieux Jean qui sait si bien les
trouver en avait fait surgir un, comme par enchantement, d'une vieille
carrière. Mais ce grand corps émergeant lentement des ronces ... c'était
tellement impressionnant que tes deux coups n'ont fait qu'accélérer sa fuite !
Il a fallu toute la science de ce vieux renard de Jean pour qu'il soit arrêté
au poste voisin et termine ses jours en civet provençal.
Mais le lièvre des « fusiliers-voltigeurs »,
celui-là, alors oui, tu l'as tué ! ...
Les « fusiliers-voltigeurs » ? C'est ainsi
que je les ai nommés, et je sais qu'ils me pardonneront cette appellation ...
non contrôlée et un peu irrévérencieuse. Ce sont de bons amis dans le « civil »,
si je puis dire, et la passion de la chasse resserre leurs liens encore plus
étroitement. Ils ne sortent jamais sans s'être rassemblés à grands renforts de
fusils et de chiens, car ils sont nombreux.
S'il en manque un, c'est qu'il est indisponible ; ils
ne chassent qu'ensemble, car, à la façon des vrais amis, ils ne se quittent
jamais. Déployés en tirailleurs, ils couvrent une belle surface de terrain et
font penser aux manœuvres d'automne, à une compagnie de fusiliers-voltigeurs où
il manquerait un adjudant et ... encore y est-il, l'adjudant ! Que
dis-je un adjudant : un colonel ! La troupe est si nombreuse !
Évidemment les chiens suivent leurs maîtres et, quand « c'est lancé »,
vous pensez malgré vous, avec mélancolie, aux grandes chasses à courre d'antan ! ...
Or donc, ce dimanche matin, nous n'étions sortis qu'à 9 heures bien sonnées,
car tes jambes, à la façon de celles des « bons alpinistes de Tarascon »,
commençaient à trouver que la chasse sur nos coteaux limousins est plus
fatigante que les parties de bridge du Leydet !
Au premier carré de topinambours. Yole, ma jeune Korthals,
avait commencé à se raser et à couler devant nous : il y en avait un ...
Lorsqu'il est parti devant toi, au bout du champ, ton coup de 8 l'a bellement
arrêté en plein vol ... Et nous ne trouvions plus rien, à cette heure
tardive ; d'autres étaient passés. Il fallait changer de coin.
Nous sommes donc partis, bien sagement — à cause de tes
pauvres jambes, — et c'est alors que nous avons entendu une chasse.
Au nombre des voix, nous avons tout de suite reconnu la
meute des fusiliers-voltigeurs. J'ai entendu la voix du Luc, du Faraud, de
Bruno, de la Bellone et des autres : c'étaient bien eux. Ça défilait à
travers champs en venant vers nous : incontestablement, une si belle
musique : c'était le lièvre et ... nous étions à deux pas d'un bon
poste. Je t'ai vite dit :
— Dépêche-toi ! Si nous pouvions le leur tuer, il y aurait
de la rigolade, à l'apéritif, chez la Marcelle !
Et tu as fait pénible violence à tes jambes fatiguées ...
Trop tard ! Il était passé !
II nous a fallu alors traverser « les lignes » de
ces messieurs.
Roger était là en tête comme toujours, car c'est lui
l'adjudant (tu ne le répéteras pas, Georges !). Il était aidé par René,
soutenant l'un et l'autre l'ardeur des chiens en forlonger. Nous sommes passés
les mains en l'air pour rire, mais c'est à peine si Roger a eu le temps de nous
lancer un sourire et si René a pu nous adresser une « bonne blague »
selon son habitude : ces grands veneurs étaient préoccupés et avaient
conscience de leurs responsabilités. Nous avons vu le grand Charles, un vieux
chasseur qui en a plus d'un sur la conscience ; Paul, son fils, trésorier
de notre syndicat, battant tous deux les buissons ; Ernest, celui du
métro, qui prend ses congés en signant un engagement dans les « fusiliers-voltigeurs » ;
Clément, qui avait levé le lièvre ... Ces messieurs ratissaient une telle
largeur que le lièvre ne pouvait leur échapper, le pauvre !
Et nous sommes arrivés en haut de l'allée de Fayolle — un
bon poste, tu sais. Là, monté sur une vieille souche, les mains en jumelles
devant les yeux, nous avons trouvé Henri, qui, dans son fief de Pontoise, pense
tout au long de l'année aux vacances, à ces vacances qui, sans la chasse, « ne
seraient que ce qu'elles sont » !
— Je suis de liaison au P. C. du colonel Roger, nous a-t-il
dit.
Cigarettes, conversation. Nous lui avons raconté notre vain
projet de tuer le lièvre. Il en riait d'avance, lui qui aime tant jouer de bons
tours aux amis.
Il nous a expliqué la chasse : c'était Clément qui
l'avait levé dans le chemin de la Vienne. En montant la colline, il avait été
salué par un nombre respectable de coups do fusil ; je préfère ne pas te
rappeler le nom des tireurs : ce serait de la médisance !
— Victime du devoir, je reste à mon poste jusqu'à la
dernière cartouche, nous avait ajouté Henri. Et nous étions repartis ; oh !
pas loin : dix pas.
« Vé ! le lièvre ! Vé ! », as-tu
crié. Et il était bien là, le lièvre ! Pendant que la meute allait perdre
la piste au bord de la route de Confolens, il était revenu sur « sa double »,
comme on dit ici.
Cette fois, tu as tiré, et posément, tes deux coups de 8.
Évidemment, pour un lièvre, c'était un peu petit, d'autant plus qu'il était à
bonne distance. Ton droit n'a pas eu l'air de le déranger beaucoup, mais ton
gauche, par contre, l'a roulé dans les herbes sèches. Aussitôt relevé, il est
reparti. Yole a pris le pied, et nous l'avons suivie sans conviction. Au bout
d'une trentaine de mètres, elle s'est arrêtée subitement, le grand corps du
lièvre sous le nez. Henri est venu, et nous avions en lui un bon complice ;
— C'est le moment de faire le coup. S'ils ont entendu, je
leur dirai que vous avez tiré les perdreaux.
Nous n'avons pas demandé notre reste, le capucin dans ton carnier,
rasant les buissons comme des voleurs — ne l'étions-nous pas un peu ?
Et, chez la Marcelle, nous avons organisé notre mise en
scène. Sur l'une des -tables du café, bien étendu, encadré de pots de fleurs,
l'oreille roulée dans la cartouche meurtrière avec l'épitaphe « Objet
perdu » et une citation à l’intention d'Henri sur le ventre, il était beau
« ton » lièvre, Georges, beau comme l'est toujours le premier lièvre,
surtout un lièvre échappé aux fusiliers-voltigeurs ...
C'est Henri qui est arrivé le premier, dans une belle colère :
il en tremblait encore. Fidèle à son poste, il venait d'en blesser un autre
sans avoir pu le retrouver. Nous avions à peine le dos tourné que le capucin n°
2 lui arrivait par l'allée, ayant distancé les mâtins lancés à ses trousses :
— Vous vous rendez compte ! Deux lièvres à leur
arrivée, quel tableau !
Henri était inconsolable, et il a fallu « s'en boire un »,
comme on dit dans le Midi, un petit pastis bien frais et bien mérité en
attendant l'arrivée de la troupe.
Et ils sont revenus, fatigués et ... bredouilles !
Tableau ! ... C'est alors qu'Henri a pu lire la citation qui lui
était destinée :
« ... La présente citation comporte l'attribution ...
d'un arrosage en règle ! »
Au fait, l'a-t-on arrosée, cette citation ? Et le
lièvre ? Eh bien ! nos braves amis ne se font jamais de politesses
pour tirer un gibier, mais, au retour, personne n'en veut plus. Après d'âpres
polémiques, il est allé expier son mauvais coup chez Henri, pour compenser la
perte de l'autre !
Je ne sais plus qui a conclu :
— Ce serait une belle histoire pour Le Chasseur Français.
Moi aussi, j'ai expié, mes amis, en essayant de la raconter,
et Le Chasseur Français a bien voulu lui donner l'hospitalité de ses
colonnes.
Vous pourrez la lire, faute de mieux, en attendant
l'ouverture prochaine qui verra, espérons-le, le retour de bonnes parties.
Mais, je vous en prie, messieurs les fusiliers-voltigeurs,
ne laissez pas courir vos lièvres devant les « étrangers » ... c’est
tenter le démon !
Valentin DEGORCE.
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