Lorsque je veux taquiner mes honorables collègues de notre
société de chasse franc-comtoise, il me suffit de leur parler de la divagation
des chiens dans les champs ou de la limitation des jours de chasse. Cela les
met en boule, sinon en colère, et je m'attire parfois des réponses dépourvues
d'aménité : « Yu aurait prou de gibier iqui sans les Parisiens avec
leurs autos, ces fégnants qui chassent toute la s'mééne, qui font des dégâts
dans les champs pendant qu'on y travaille. Tout juste si vous envoient pas des
plombs dans le ... dos. »
Tous les citadins de France et de Navarre sont, en effet,
connus dans mon pays sous l'étiquette, assez peu reluisante à leurs yeux, de
Parisiens. Ces derniers, s'ils ne veulent pas s'attirer d'ennuis, doivent
manœuvrer avec prudence et diplomatie. Sous cette réserve, il y a tout de même
moyen de s'entendre, surtout si ça se termine à l'auberge, comme il arrive
fréquemment.
En trinquant, ils reconnaissent que l'intrus de la ville ne
les gêne pas indéfiniment, qu'il n'est là que pour de courtes vacances, juste
le temps de vider son portefeuille, et que dans toute l'année il tue beaucoup
moins de gibier que le plus maladroit des paysans. Tout le monde sait bien ici
que les Parisiens sont des propres à rien qui manqueraient une vache dans un
couloir ; aussi n'est-ce pas le gibier qu'ils tirent qui les rend jaloux ;
mais voir ces messieurs, si bien harnachés, fouler leurs cultures, alors
qu'eux-mêmes sont courbés vers la terre, est un sort cruel, insupportable.
Cependant, lorsqu'il verse à boire, le Parisien perd un peu,
momentanément il est vrai, de son antipathie. Au bout de quelques tournées, on
en vient même aux confidences, et vous savez qu'entre chasseurs et demi-braconniers
on a des choses très intéressantes à se raconter.
Le Parisien, lui, parle, parle ; les autres écoutent et
boivent souvent. Le premier est si bien renseigné et sait tant de choses !
Ne vient-il pas d'annoncer qu'un grand projet gouvernemental, sur lequel
députés et sénateurs se seraient mis d'accord, allait révolutionner la
réglementation actuelle de la chasse ? Ah ! cette fois, on la tient
la fameuse loi qui va remplir les carniers.
Hélas ! les Francs-Comtois ont la tête bien dure. E ...,
le vieux roublard, cossu et silencieux, le coude appuyé sur son bout de table,
donne son avis : « Si sont mis d'accord, les gars, préparez vot'
porte-monnaie. Y'aura pt'être pas pu de capucins au bout du fusil ; mas
des ptits copains à caser et des tracasseries ! ... Toujou les mâmes
qui trinquent. »
Le Parisien n'insiste pas, il est en minorité si évidente
qu'il juge prudent une retraite stratégique. « Enfin, hasarde-t-il, vous
reconnaîtrez que, si ça continue, on se baladera bientôt dans les champs
uniquement pour faire prendre l'air au fusil, si c'est ça que vous voulez ? »
Bien sûr, ce n'est pas ça qu'ils veulent, alors voyons les
moyens :
1° Augmentation de la réserve de chasse.
La surface de cette réserve devant atteindre, au minimum, un
tiers de la superficie de la commune.
Silence approbatif, petit sourire de certains ... Même
dans la réserve ils oseraient ! Non, vraiment, le Parisien est trop
soupçonneux.
2° Répression sévère de la divagation des chiens.
Murmures hostiles. Un chien qui chasse tout seul rapporte
souvent plus que son maître avec le fusil. Cela économise les cartouches et ça
ne fait pas de bruit. Décidément, le Parisien n'a pas de chance. Il perdrait
son sang-froid, s'il n'y prenait garde. Sagement, il commande une nouvelle
tournée et reprend avec énergie cette fois :
— En ce qui me concerne, je crois être d'accord avec vous en
considérant comme le meilleur impôt celui que paie le voisin ; comme la
contrainte la plus supportable, celle qui gêne d'autres que moi-même ;
toutefois, si personne ne veut accepter de discipline, finie la chasse, finie
pour vous, finie pour tout le monde.
» Entends-tu, Z ..., entends-tu, G ...,
entends-tu, P. de C ... : si je rencontre vos chiens dans les champs
en train de chasser seuls, je leur flanque un coup de fusil et je vais chercher
les gendarmes, qui vous colleront une contravention par-dessus le marché.
M'avez-vous compris ? »
Les verres se vident silencieusement, le Parisien s'est
fait, cette fois, comprendre.
3° Limitation des jours de chasse.
— Puisque vous voilà tranquilles, continue l'homme à la
cravate, je vais vous rapporter un dialogue entendu dans le train entre deux
chasseurs, retour de chasse. L'un était un inspecteur d'assurance, l'autre, un
cheminot. Comme par hasard, ils étaient tous deux bredouilles, trempés comme
des soupes et crottés jusqu'au-dessus de la ceinture.
» Le premier, qui paraissait avoir de hautes relations,
préconisait un système inédit de limitation des jours de chasse : à tout
chasseur, en même temps que son permis, il serait remis un carnet de tickets
numérotés. Chaque ticket représentant un jour de chasse. Liberté de les
utiliser soit un à un, soit par séries, soit en bloc.
» Avant de partir en chasse, le chasseur devrait
envoyer, par poste à un agent régional ou départemental, le ou les tickets avec
signature et indication du jour d'emploi. Ces tickets seraient classés et
stockés.
» En chasse, un gendarme ou un garde peut demander le
nom d'un chasseur et s'assurer de son permis. Il enverrait alors ces
renseignements à l'agent régional. Si celui-ci est en possession du ticket
correspondant au jour dit, le chasseur était en règle ; dans le cas
contraire, il est considéré comme sans permis et sera poursuivi comme tel.
Qu'en pensez-vous ? »
E ... se leva.
— Ça va bientôt être l'heure de soigner mes bêtes, dit-il ;
pour ma part, un projet où il est question de gardes ou de gendarmes ne
m'intéresse qu'à moitié. Quand je vais à B ..., avec ma camionnette, il
faut que je la gare un jour d'un côté, un jour de l'autre. Si c'est le 21 du
mois, c'est à droite ; si c'est le 22, c'est à gauche. Pourquoi ne
ferions-nous pas comme cela pour la chasse ? Un jour de repos, un jour de
chasse, le monde et les bêtes se reposeraient un jour sur deux. Avec le
calendrier de la poste, pas d'erreur possible, pas vrai ?
Tous opinèrent du bonnet. Le Parisien resta pensif, commanda
une nouvelle et dernière tournée et dit :
— E ..., nous allons essayer d'appliquer, si nous le
pouvons, ta méthode dans notre société.
» Si j'ai bien compris, il s'agirait de chasser, par exempte,
tous les jours impairs du mois et de se reposer les jours pairs.
Contrôle facile, pas nécessaire alors de repousser l'ouverture
de la chasse qui nous priverait des cailles. Non plus de la fermer plus tôt et
de pouvoir profiter des passages de palombes, de bécasses, de sauvagines ...
»
Z ... lui coupa la parole :
— Et les dimanches ?
— Eh bien ! Z …, si le dimanche tombe un jour
pair, tu iras jouer aux quilles ; le dimanche suivant sera jour impair, tu
chassera.
» Alors, ça colle, les gars ? »
Pour la première fois, tout le monde était d'accord.
— Alors, nous allons trinquer deux fois, proposa le Parisien.
L'on trinqua et chacun se dirigea vers son étable. Seul le
citadin resta pour régler la note. Passant près de lui, Z ... balbutia :
— Vous direz pas, après ça, que les Parisiens sont plus
malins que les paysans !
Léon VUILLAME.
|