On sait que, durant les mois d'été, la truite de rivière se
refuse à mordre. La pêche à la sauterelle ou au ver dans les ruisseaux dévastés
n'offre qu'un intérêt bien mince. Pour une truite de taille réglementaire qu'il
réussit à mettre dans son panier, le pêcheur est vingt fois passible d'un
procès-verbal s'il conserve ses prises.
Aussi, le fervent de la pêche sportive trouve-t-il un
dérivatif amusant dans la capture des chevesnes à la mouche sèche. Voici
comment je la pratique. D'abord le matériel : canne rapide, soie bien
graissée, bas de ligne nylon, 35/100, 30/100, 24/100, de la longueur de la
canne. Ce bas de ligne grossier est, expérimentalement parlant, très suffisant.
Si l'on veut faire de l'art, je conseillerais : nylon, 30/100, 24/100,
deux racines anglaises : 2 X et 5 X. Remarquons qu'au soleil le chevesne
verra tout aussi bien arriver le second bas de ligne que le premier et fuira
également s'il en a envie. La mouche, très fournie, est faite d'une seule plume
longue, dont on aura préalablement raccourci les barbes.
Inutile de perdre son temps à confectionner une mouche avec
quatre ou cinq petites plumes du cou pour ne pas avoir à couper les barbes.
Couleur indifférente, mais foncée — gris, noir, rouge, marron. Pour assurer une
flottaison parfaite, se servir d'un produit spécial du commerce ou, ce qui est
bien moins coûteux, faire dissoudre de la paraffine dans de la benzine, ou même
dans de l'essence ordinaire ; le produit se présente à froid comme des
gouttes de bougie et se liquéfie parfaitement à la température de la poche du
pantalon.
L'épuisette est de rigueur bien qu'on prenne rarement, à
cette pêche, des chevesnes atteignant ou dépassant le kilo.
Ceci dit, arrivons, au bord de l'eau. Nous sommes devant un
beau courant, bien régulier, pas trop profond. Je vais pêcher en descendant,
hérésie pour certains ! Je lance en retenant, ce qui fait que ma mouche
tombe à deux ou trois mètres avant son point de chute normal. J'incline
vivement l'extrémité du scion sur l'eau et ma mouche, descendant le courant, se
présente seule, naturellement, et avant le fil, à l'appétit des chevesnes. On
peut pêcher de cette façon en travers, mais sans sillage aucun. Le sillage, si
minime soit-il, est une cause majeure d'insuccès. On peut aussi lancer en
remontant, mais, dans ce cas, on ne peut espérer prendre, 9 fois sur 10, que
des poissons évoluant en amont du point de chute de la mouche ou sur le côté.
L'arrivée du bas de ligne, même très fin, l'ombre de la soie suffisent à faire
fuir ceux qui se trouvent en aval. Là-bas, sur l'autre rive, à l'ombre d'un
vergne, dans 10 centimètres d'eau, la mouche se pose délicatement. Waouf !
Par chance, j'accroche une belle truite qui se défend assez mollement. Dans le
courant, je prends une dizaine de chevesnes de 100 à 400 grammes. Mais le coup
devient mauvais ; trop de bruit, trop de mouvements. Je reviendrai dans
une demi-heure. Je descends jusqu'à la plaine. J'entre dans l'eau, je me campe
au milieu de la rivière ; j'attends que les ondulations nées de ma marche
se soient calmées. Je vais pouvoir lancer en avant, en arrière, à gauche, à
droite. J'ai vu à la surface, dans l'eau tiède, de beaux poissons en groupes
nonchalants. Plusieurs atteignent le kilogramme. Je lance. La mouche se pose,
toc ! un petit rond, pas de sillage surtout ! Je ne bouge plus. Ma
soie bien graissée s'étale, rectiligne. Un remous à fleur d'eau ! On vient
voir, on vient s'enquérir, on vient flairer. Non, ça ne convient pas !
Attendons cinq secondes. Si l’on s'est ravisé. On gobe lentement, puissamment.
Il faut en ouvrir un bec pour avaler un insecte si rond, si dodu ! Ferrage !
Alerte, on est piqué ! On file en s'enfonçant ! Attention !
c'est un gros. Donnons du fil.
Ramenons doucement. Il ne se décrochera pas. La gueule du
chevesne, cartilagineuse en diable, est beaucoup plus solide que celle de la
truite. L'émotion est moins forte. Épuisette effarouchant les compagnons qui,
étonnés, ont suivi le captif. Bête de 700 grammes environ, panier, cigarette ...,
on l'a bien. Gagnée !
Le temps est calme, chaud, presque orageux. Quelques nuages
viennent parfois cacher le soleil. Vite, profitons-en pour envoyer la mouche en
dehors des ombres naturelles, là où tout à l'heure nous voyions si bien le fond !
Gobages ! Ferrages ! et cela continue jusqu'à ce que le panier soit
plein.
Par temps clair et vent d'est, la pêche est médiocre, mais si
nous avons la chance de tomber, par temps couvert, sur une éclosion de fourmis
volantes, quel feu d'artifice ! Alors le panier est lourd à l'épaule. II
faut rentrer. Plus de place où « les » loger. Gardons ce gros pour
mettre au four et allons faire la distribution aux voisins.
Pêche éminemment productive. En août 1939, j'en ai pris 14 livres
sans bouger de place, pour ainsi dire. L'an dernier, j'ai débarrassé la Truyère
de 152 livres de ses poissons blancs en quatre-vingt-dix heures environ. Je dis
bien débarrassé, car le chevesne est un hôte somme toute indésirable dans une
belle rivière à truites.
Pêche qui me permit, dans la Loire, après le concours du Puy,
où je me classai lamentablement, de me réhabiliter aux yeux de mes amis.
Pêche sportive enfin, intéressante, parfois fertile en émotions,
pour ceux qui ne se résignent pas à abandonner la canne à mouche et qui peuvent
encore prétendre à descendre au bord de l'eau sans être munis du pliant et du
chapeau de paille traditionnels.
Raoul BALUSSAUD.
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