Accueil  > Années 1951  > N°651 Mai 1951  > Page 277 Tous droits réservés

La pêche du chevesne

à la mouche sèche.

On sait que, durant les mois d'été, la truite de rivière se refuse à mordre. La pêche à la sauterelle ou au ver dans les ruisseaux dévastés n'offre qu'un intérêt bien mince. Pour une truite de taille réglementaire qu'il réussit à mettre dans son panier, le pêcheur est vingt fois passible d'un procès-verbal s'il conserve ses prises.

Aussi, le fervent de la pêche sportive trouve-t-il un dérivatif amusant dans la capture des chevesnes à la mouche sèche. Voici comment je la pratique. D'abord le matériel : canne rapide, soie bien graissée, bas de ligne nylon, 35/100, 30/100, 24/100, de la longueur de la canne. Ce bas de ligne grossier est, expérimentalement parlant, très suffisant. Si l'on veut faire de l'art, je conseillerais : nylon, 30/100, 24/100, deux racines anglaises : 2 X et 5 X. Remarquons qu'au soleil le chevesne verra tout aussi bien arriver le second bas de ligne que le premier et fuira également s'il en a envie. La mouche, très fournie, est faite d'une seule plume longue, dont on aura préalablement raccourci les barbes.

Inutile de perdre son temps à confectionner une mouche avec quatre ou cinq petites plumes du cou pour ne pas avoir à couper les barbes. Couleur indifférente, mais foncée — gris, noir, rouge, marron. Pour assurer une flottaison parfaite, se servir d'un produit spécial du commerce ou, ce qui est bien moins coûteux, faire dissoudre de la paraffine dans de la benzine, ou même dans de l'essence ordinaire ; le produit se présente à froid comme des gouttes de bougie et se liquéfie parfaitement à la température de la poche du pantalon.

L'épuisette est de rigueur bien qu'on prenne rarement, à cette pêche, des chevesnes atteignant ou dépassant le kilo.

Ceci dit, arrivons, au bord de l'eau. Nous sommes devant un beau courant, bien régulier, pas trop profond. Je vais pêcher en descendant, hérésie pour certains ! Je lance en retenant, ce qui fait que ma mouche tombe à deux ou trois mètres avant son point de chute normal. J'incline vivement l'extrémité du scion sur l'eau et ma mouche, descendant le courant, se présente seule, naturellement, et avant le fil, à l'appétit des chevesnes. On peut pêcher de cette façon en travers, mais sans sillage aucun. Le sillage, si minime soit-il, est une cause majeure d'insuccès. On peut aussi lancer en remontant, mais, dans ce cas, on ne peut espérer prendre, 9 fois sur 10, que des poissons évoluant en amont du point de chute de la mouche ou sur le côté. L'arrivée du bas de ligne, même très fin, l'ombre de la soie suffisent à faire fuir ceux qui se trouvent en aval. Là-bas, sur l'autre rive, à l'ombre d'un vergne, dans 10 centimètres d'eau, la mouche se pose délicatement. Waouf ! Par chance, j'accroche une belle truite qui se défend assez mollement. Dans le courant, je prends une dizaine de chevesnes de 100 à 400 grammes. Mais le coup devient mauvais ; trop de bruit, trop de mouvements. Je reviendrai dans une demi-heure. Je descends jusqu'à la plaine. J'entre dans l'eau, je me campe au milieu de la rivière ; j'attends que les ondulations nées de ma marche se soient calmées. Je vais pouvoir lancer en avant, en arrière, à gauche, à droite. J'ai vu à la surface, dans l'eau tiède, de beaux poissons en groupes nonchalants. Plusieurs atteignent le kilogramme. Je lance. La mouche se pose, toc ! un petit rond, pas de sillage surtout ! Je ne bouge plus. Ma soie bien graissée s'étale, rectiligne. Un remous à fleur d'eau ! On vient voir, on vient s'enquérir, on vient flairer. Non, ça ne convient pas ! Attendons cinq secondes. Si l’on s'est ravisé. On gobe lentement, puissamment. Il faut en ouvrir un bec pour avaler un insecte si rond, si dodu ! Ferrage ! Alerte, on est piqué ! On file en s'enfonçant ! Attention ! c'est un gros. Donnons du fil.

 Ramenons doucement. Il ne se décrochera pas. La gueule du chevesne, cartilagineuse en diable, est beaucoup plus solide que celle de la truite. L'émotion est moins forte. Épuisette effarouchant les compagnons qui, étonnés, ont suivi le captif. Bête de 700 grammes environ, panier, cigarette ..., on l'a bien. Gagnée !

Le temps est calme, chaud, presque orageux. Quelques nuages viennent parfois cacher le soleil. Vite, profitons-en pour envoyer la mouche en dehors des ombres naturelles, là où tout à l'heure nous voyions si bien le fond ! Gobages ! Ferrages ! et cela continue jusqu'à ce que le panier soit plein.

Par temps clair et vent d'est, la pêche est médiocre, mais si nous avons la chance de tomber, par temps couvert, sur une éclosion de fourmis volantes, quel feu d'artifice ! Alors le panier est lourd à l'épaule. II faut rentrer. Plus de place où « les » loger. Gardons ce gros pour mettre au four et allons faire la distribution aux voisins.

Pêche éminemment productive. En août 1939, j'en ai pris 14 livres sans bouger de place, pour ainsi dire. L'an dernier, j'ai débarrassé la Truyère de 152 livres de ses poissons blancs en quatre-vingt-dix heures environ. Je dis bien débarrassé, car le chevesne est un hôte somme toute indésirable dans une belle rivière à truites.

Pêche qui me permit, dans la Loire, après le concours du Puy, où je me classai lamentablement, de me réhabiliter aux yeux de mes amis.

Pêche sportive enfin, intéressante, parfois fertile en émotions, pour ceux qui ne se résignent pas à abandonner la canne à mouche et qui peuvent encore prétendre à descendre au bord de l'eau sans être munis du pliant et du chapeau de paille traditionnels.

Raoul BALUSSAUD.

Le Chasseur Français N°651 Mai 1951 Page 277