Bien que vivant aussi dans le golfe de Gascogne, voici le
plus typiquement méditerranéen des poissons, le plus typiquement provençal, et
même marseillais : la rascasse.
Ce vocable ne fleure-t-il point la Provence ? Le nom
semble inventé pour un personnage de Marcel Pagnol ! Étymologiquement, il
s'enracine dans le plus pur provençal : rascas signifie « rude,
raboteux ». (Mais on doit dire aussi que, à Nice, le mot signifie « teigneux »,
évoquant cette maladie de peau, jadis répandue, où l'épiderme se desquame comme
celui des rascasses.)
Ce poisson n'est-il point une pièce maîtresse de la fameuse
bouillabaisse, ce bouillon de poisson qui a conquis le monde ? (Car « bouillabaisse »,
malgré les diverses origines fantaisistes qu'on lui donne, veut simplement dire :
bouilla peïs, bouillon de poisson.) Les girelles, serrans et labres, ou tourds,
ou vieilles, qui forment le fond du célèbre mets provençal, sont réduits en
charpie par la cuisson et, ensuite, souvent écrasés par la cuisinière. Les
rascasses, elles, dont la chair demeure ferme, sont présentées entières et
composent le morceau de résistance, avec le classique tronçon de murène et
l'assez peu orthodoxe langouste. Sans rascasse, la bouillabaisse vient à n'être
plus qu'une « soupe de poissons ».
Si le nom vulgaire évoque l'aspect de ces bêtes raboteuses,
verruqueuses, pustuleuses, teigneuses, desquamées, le nom scientifique, lui,
témoigne de leurs venimeuses piqûres : scorpène, du grec skorpios,
scorpion.
Piquer, les scorpènes le peuvent de partout. Elles sont
hérissées de piquants, de pointes, d'épines, d'aiguillons, de dards sur leur
monstrueuse tête, sur leurs opercules cuirassées et, surtout, à l'entour de
toutes les nageoires, qu'elles déploient comme des ailes de dragon. Elles
portent à son comble la caractéristique du sous-ordre des Acanthoptérygiens,
c'est-à-dire des poissons à nageoires épineuses. Leur dorsale, en particulier,
dresse toute une panoplie d'épées empoisonnées.
« Ce poisson, dit le vieux médecin Rondelet, ancêtre
des ichtyologues, est appelé scorpion, non pas de la ressemblance qu'il à avec
le scorpion de terre, mais à cause qu'il pique point, été, en piquant, il jette
son venin comme le scorpion de la terre. »
Les aiguillons venimeux sont au nombre de dix-sept, à savoir :
trois rayons épineux à la nageoire anale, les onze rayons de la première
dorsale, le premier rayon de la seconde dorsale, le premier rayon de chacune
des deux abdominales. En blessant un ennemi, ils exercent une pression sur des
réservoirs à venin situés à leur base ; le poison s'écoule alors par les
cannelures que présente chaque dard et pénètre ainsi dans la plaie.
La blessure des scorpènes est douloureuse, mais n'est pas
réellement dangereuse. La grande spécialiste des venins, Marie Phisalix, a
montré qu'il faut une dose massive (au moins celle provenant de huit rascasses)
pour tuer un cobaye. Ce venin, neurotoxique, tue par paralysie. Mais un homme,
même s'il recevait tout le venin d'une rascasse, ne pourrait être réellement malade.
On doit traiter ces piqûres par l'ammoniaque ou l'eau très chaude ; on
peut combattre la douleur par du laudanum.
En tout état de cause, il faut éviter d'être piqué, même
lorsqu'on nettoie une scorpène morte. Pour cela, on doit la tenir d'abord en lui
mettant un doigt dans la bouche et lui couper aussitôt les aiguillons
dangereux. Quant au chasseur sous-marin, il doit prendre la précaution de la
mettre dans un sac de grosse toile, afin de n'être pas piqué en la portant à la
ceinture comme les autres poissons.
Les scorpènes ne semblent devoir soulever aucun litige de
classification ni poser aucun problème de linguistique populaire, à l’encontre
de tant de poissons et, en particulier, des labres, leurs verts compagnons de
bouillabaisse. Pour une fois, les livres et les pêcheurs sont d'accord, et
aussi le langage savant avec les patois, et même — ce qui est encore plus
surprenant — les auteurs entre eux.
Seul le grand public fait souvent confusion : sous le
nom de « rascasse », il désigne deux espèces que le moindre gamin
provençal sait distinguer : la rascasse proprement dite et le chapon. Deux
poissons que tous les traités décrivent avec clarté sous des noms concordants :
d'une part, Scorpoena porcus, la scorpène porc, grise ou brune, avec des
marbrures plus sombres, de taille médiocre, aux écailles presque lisses,
poisson du littoral rocheux ; d'autre part, Scorpoena scrofa, la
scorpène truie, rouge, ou brun rouge, ou rosé, qui atteint et dépasse même 40
centimètres, à la tête hérissée d'excroissances charnues et de lambeaux
cutanés, le chapon à l'habitat plus profond. Donc une rascasse petite et brune,
un chapon gros et rouge, plus raboteux encore. Un petit porc, une grosse truie,
l'affaire semble claire.
Ouais ! claire pour qui se contente d'effleurer la
question. Mais, si l'on ne se satisfait pas des manuels, même savants, si l'on
veut approfondir le sujet, alors on est vite noyé dans les incertitudes. Nous
avons voulu consulter, d'une part, les « Considérations sur les
Scorpénidés de la mer de Nice », par le Dr M. Jaquet, dans le Bulletin de
l'Institut océanographique (31 décembre 1907) ; d'autre part, « Les
Scorpénidés de la Méditerranée », par L. Roule, dans le volume VI (1907)
des Archives de Zoologie expérimentale et générale. Eh bien ! après
ces deux savants mémoires, nous ne savons plus rien. La vraie science,
d'ailleurs, n'exige-t-elle point que l'on doute de tout ?
Dans la famille des Scorpénidés, le genre Sebastes
diffère du genre Scorpoena par l'absence d'un sillon transversal sur la
tête, en arrière des yeux. Bien que nettement différent de Scorpoena scrofa,
Sebastes dactylopterus, péché profondément aux confins du plateau
continental, est vendu à Nice sous le nom de « cardouniera » et, à
Marseille, sous le nom de « rascasse chèvre », ou tout simplement « chapon »,
dont il a l'allure générale, la couleur rouge, la grosseur. Mais, entre les
scorpènes et les sébastes, il est des transitions. Ainsi apparaît parfois, à la
poissonnerie de Nice (ou, plutôt, apparaissait à l'heureux temps où l'on voyait
des poissons méditerranéens dans les poissonneries méditerranéennes), une sorte
de chapon qui n'est pas scorpène et qui n'est pas sébaste. D'autres variétés
ont été rencontrées en Méditerranée, en particulier à Madère, Sebastes maderensis
ou Scorpoena maderensis, selon les auteurs. Risso décrit un Scorpoena
lutea. Lowe a baptisé une Scorpoena ustulata. Il semble que ...
Mais en ce cas ... Si l'on admet que ... La valse des hésitations se
poursuit au cours de longues pages ; nous ne la suivrons pas. Nous avons
simplement voulu montrer que rien n'est simple dans le tourbillon des vies
marines, sinon le schéma que s'en donnent les humains. La conclusion du Dr Jaquet
semble fort simple : à Nice vit, en profondeur, Sebastes maderensis.
Mais, si nous allions plus loin encore dans les recherches bibliographiques, si
nous interrogions les trois ou quatre spécialistes mondiaux des Scorpénidés,
peut-être la thèse du Dr Jaquet apparaîtrait-elle controuvée ...
A la ligne, les rascasses ne se prennent guère qu'en automne,
de plus en plus rarement d'ailleurs. La seule que je prisse jamais, enfant,
c'est un jour de mistral d'arrière-été, sous la Batterie, au cap d'Antibes :
jamais poisson ne s'enferra aussi facilement ; sans l'avoir sentie mordre,
soudain j'eus son poids forcené au bout de ma ligne.
Depuis, j'ai su ce qui s'était passé : la rascasse, à
l'affût dans un recoin du rocher, avait bondi sur mon appât et l'avait happé
d'un seul coup. Depuis, j'ai su pourquoi une rascasse était, ce jour-là, venue
se suicider à la côte : c'était pour suivre les eaux froides qu'amène le
mistral. (Le mistral ne refroidit pas les eaux en quelques heures, comme on le
croit souvent ; soufflant de terre, il chasse vers le large en « moutons »
écumants l'eau superficielle chauffée par le soleil ; pour remplacer cette
eau de surface, l'eau profonde plus froide monte alors. Voilà pourquoi la
température de la mer change brusquement dès le moindre coup de mistral.)
Au boulentin (la pêche à main sans canne, depuis une
barque), la rascasse est un poisson que l'on prend « sans le faire exprès ».
« On laisse sa ligne pour allumer une cigarette, nous disait le Dr Revenusso,
le plus scientifique des amateurs niçois, et, quand on la reprend, il y a un
chapon au bout ! ... »
Mais c'est aux filets d'entremaille que, avec toute la
bouillabaisse, les professionnels pèchent les scorpènes, surtout en été, près
des côtes. Et, naturellement, la poche du « gangui » qui ramasse
tout, gueule ouverte, en ratissant les herbiers de posidonies, ne manque pas
d'en avaler quelques-unes et de les vomir ensuite au fond de la barque, tous
piquants hérissés, toutes nageoires déployées.
Quant aux pêcheurs sous-marins ... Mais cela demande
développement ...
Pierre DE LATIL.
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