Plus connu sous le nom de bernard-l'ermite et, dans
certaines régions normandes, sous l'avernom de cornibuchot, le pagure
mériterait au premier chef d'être baptisé « coucou des mers ».
J'ai tort sans doute de dévoiler mes effets dès le départ,
comme un prestidigitateur qui n'est pas sûr de la réussite de son tour. Il
convient pourtant que je vous dépeigne d'emblée l'une des caractéristiques les
plus marquantes de ce curieux crustacé, condamné en quelque sorte par la nature
à protéger ses derrières au moyen de la cuirasse des autres.
Le bernard-l'ermite possède en effet, comme tous les
crustacés connus, une carapace assez solide, d'une bonne défense, et deux
pinces antérieures, d'une bonne prise sinon d'une bonne attaque. Mais le
malheur et la nature veulent qu'il soit affligé, à partir de la ceinture si
l'on peut ainsi dire, d'un abdomen mou et nu, en ce sens qu'il n'est séparé du
monde extérieur que par une espèce de tégument aussi peu consistant que la peau
d'un crabe ou d'une étrille en mue.
Comme cet abdomen constitue, sur le plan gastronomique, la
partie la plus savoureuse de l'animal, ce qui doit être aussi vrai pour les
voraces marins que pour les humains, comme cette partie charnue de son individu
demeure exposée à toute offensive, le bernard-l'ermite a depuis toujours décidé
de suppléer à l'absence de ses naturels moyens de défense « postérieurs »
et de mettre prudemment à l'abri une trop vulnérable cible.
Cet abri, il le trouve, il l'a toujours trouvé dans la coquille
du ran, ou buccin ondé. Dès son jeune âge, il choisit quelque
coquille de cette espèce, abandonnée par le flot (et les bassiers savent que
ces coques vides pullulent sur les plateaux rocheux, qui perdurent bien
longtemps après la disparition du mollusque qui les a sécrétées). Il y entre à
reculons, après avoir pris les mesures du local ainsi élu par le truchement de
son mol appendice. Et il y vit sereinement, les pattes pendantes et les
antennes au vent, prêt à happer sa proie au passage, prêt aussi à se rencogner
d'un bond dans la seconde spirale de sa coque, avec un bruit sec bien
caractéristique.
On prétend, et j'imagine que cela doit être exact, que le
bernard-l'ermite change tous les ans d'habitat. Cette périodicité est probable,
le crustacé ne se développant que lentement, comme tous ses semi-congénères. Je
ne reste cependant pas absolument certain de l'automatisme des dates de ce
changement de local. Celui-ci semble plutôt devoir être conditionné par des
raisons de grossissement de la bête, éléments fatalement variables selon les
lieux (donc la richesse de l'alimentation) et les espèces.
Ce qui est sûr, c'est que le bernard-l'ermite, une fois son
gîte choisi, ne le quitte guère, fort de la protection qu'il y trouve pour un
ventre si fâcheusement exposé. En eau profonde, il se déplace lentement,
portant sa maison sur son dos, à la manière d'un escargot. Il m'est arrivé
pourtant, à basse mer de nouvelle lune, d'observer des pagures sortant
entièrement de leur « lit clos » pour s'en aller tranquillement
chasser dans le voisinage immédiat : ils viennent s'y renfouir ensuite, le
plus naturellement du monde, après un repas substantiel mais rapide.
Ce qui frappe le pêcheur averti de cette particularité,
c'est que le bernard-l'ermite adopte toujours une coque de ran exactement à sa
taille, et jamais trop petite (ce qui paraîtrait maladroit de sa part, en
raison de la variété du choix), ou trop grande (ce que l'on pourrait pourtant
concevoir). Il faut croire qu'il n'élit domicile qu'après avoir trouvé
chaussure à son pied. Les plateaux rocheux restent sans nul doute abondamment
pourvus en réserves de coquilles de ran, et ce n'est pas au paradis des
plaisirs salés que sévissent la crise du logement ni les ignobles combinaisons
qui en sont la conséquence.
Mais foin de ces considérations terrestres et même terre à
terre ! Il ne s'agit ici que d'eau (salée), bien qu'elle baigne un domaine
où le struggle for life connaît aussi des lois rigoureuses, souvent
cruelles. On doit pourtant admettre que le bernard-l'ermite se conduit en
locataire des plus courtois, qui n'expulse jamais un ran de son appartement et
se contente de choisir des logements vacants, dans un monde où il y en a.
Je me doute que ces comportements du pagure, au courant
desquels j'ai tenu à vous mettre, ne vous passionneront pas outre mesure. Mais,
en matière halieutique, on tire toujours profit des conditions de vie du
gibier, voire de ses mœurs, pour déterminer les endroits où l'on pourra le
chasser le plus fructueusement.
Autant dire maintenant, en clair, que le bassier rencontrera
le bernard-l'ermite aux lieux mêmes d'élection du ran, mollusque de rocher,
c'est-à-dire surtout sur des plateaux sous-marins de large étendue, pourvus
d'algues et de varech, et, naturellement, aux points bas des marées de nouvelle
et de pleine lune. On trouvera aussi notre crustacé en de semblables secteurs,
mais cette fois sur des points fréquentés par le bouquet ou le crabe velu, donc
assez en deçà des limites de basse mer.
Dans le premier cas, la cueillette du bernard-l'ermite
s'avère plus malaisée, parce que le pêcheur risquera de confondre sa coquille
avec celle où vit un ran. Un peu d'attention lui permettra cependant
d'entrevoir presque toujours, à l'orifice de la conque, les extrémités des
pattes antérieures du pagure, parfois pendantes mais plus souvent repliées
(d'un rose un peu orangé), et surtout les pointes de ses fines antennes.
Par contre, lorsqu'on prospectera des coins riches en
bouquet et en étrille, en retrait de l'étale, je le répète, l'identification du
bernard-l'ermite s'effectuera sans risque d'erreur.
Qu'on pêche en mare, en eau mourante, ou à pied sec, la
capture du bernard-l'ermite ne présente aucune difficulté et pas davantage de
dangers. Il suffit de ramasser la coquille à pleine main. Jamais le bernard-l'ermite
ne se défend, jamais il ne pince, comme l'anglette toujours et parfois le
dormeur. C'est donc là plutôt un ramassage qu'une pêche et un travail qu'un
sport, ou une lutte. J'ajoute que les pêcheurs au pousseux, en quête des seules
crevettes rouges, ramènent souvent dans leur filet, au cours de leur trait, des
bernards à l'aveuglette, supplément non négligeable.
Une recommandation toutefois : ne jamais cueillir que
les plus gros spécimens de l'espèce, en répudiant sans hésiter toute pièce de
petites dimensions.
La chair consommable du bernard-l'ermite demeure en effet
peu abondante, par rapport au poids et au volume de sa carapace. On ne peut
tirer ainsi vraiment parti, après cuisson, que d'une assez médiocre part du
corps de la bête, d'où l'opportunité de ne retenir que les plus beaux
échantillons. Il convient cependant de noter que l'appendice caudal du
bernard-l'ermite, toute cette partie molle et charnue qu'on appelle
improprement la queue et dont j'ai signalé plus haut le défaut total de protection,
constitue un régal, aux yeux et singulièrement aux papilles des connaisseurs.
Nombre d'amateurs ne pèchent le bernard que pour déguster la « terrinée »
contenue dans cet appendice, sorte de farce aussi savoureuse et délicate que
celle du poupard, le plus souvent.
Après cuisson de dix minutes au court-bouillon d'eau salée,
poivré au grain non moulu, on consommera le bernard chaud ou froid, avec des
toasts beurrés ou une mayonnaise, voire au naturel.
On péchera aussi utilement le bernard-l'ermite sur les côtes
rocheuses (à varech) de l'Atlantique que sur celles de la Manche. Mais c'est en
Bretagne qu'on trouvera les exemplaires les plus volumineux de l'espèce, encore
que celle-ci soit en tous points représentée par des pièces de haut goût.
La cueillette du bernard-l'ermite se pratique surtout en
été. On la poursuivra avec fruit à partir de mai, où nous arrivons, jusqu'à la
fin de septembre.
Maurice-Ch. RENARD.
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