Il n'est sans doute pas trop tôt pour parler de lui. Dans
quelques semaines, à Metz, sera donné le départ du Tour de France cycliste, la
plus importante épreuve sportive organisée, annuellement, dans le monde. Avec
plus ou moins d'intérêt ou de fièvre, nos compatriotes et nos voisins européens
suivront les péripéties d'une ample comédie — parfois mêlée de drame — « aux
cent actes divers », dont le déroulement s'étendra sur le mois de juillet.
Les commentateurs, déjà, ont salué, de façons diverses, les
modifications apportées au parcours de la course. Modifications, le terme est
trop faible. Il serait plus exact d'écrire bouleversement. Jusqu'à l'année
dernière, l'itinéraire du Tour épousait, avec quelque fantaisie, les frontières
terrestres de notre pays. Il lui arrivait de s'égarer en Belgique, en Italie,
en Suisse, voire en Espagne. Mais, pour qui regardait, de loin, une carte, il
reproduisait assez fidèlement le contour harmonieux de nos montagnes et de nos
côtes. Le prochain tour ne peut plus se nommer Tour de France que par la force
de l'habitude et la volonté de ses organisateurs.
Première innovation qui a frappé nos lecteurs. Les équipes
nationales et régionales ne partiront plus de Paris, après, un défilé chatoyant
le long des Champs-Élysées. Paris demeure le terminus de la randonnée et prend
place, en outre, parmi les villes choisies comme fins d'étape. Or, sauf erreur,
notre capitale n'a jamais, été située à la périphérie de la France.
Les notions les plus élémentaires de géographie, nous
interdisent également de conférer à l'Auvergne une position excentrique. Le
Massif Central porte une appellation, non équivoque. Pourtant le Tour de France
le traversera. Dans cette topographie révolutionnaire, Clermont-Ferrand
devient, à notre gré, une cité alpestre ou une plage. Le Ventoux « pité »
en pleine terre provençale, remplace le Galibier géant. La côte méditerranéenne
se trouve effacée comme les rivages de l'Océan.
Donc il est sage de conseiller aux écoliers de ne pas
s'inspirer de la course qui, d'ordinaire, les passionne dans leurs réponses au
certificat d'études.
Quels sont les mobiles qui ont guidé les organisateurs à
changer aussi radicalement la physionomie d'une compétition d'âge vénérable et
dont le succès ne s'est jamais démenti, malgré les vicissitudes auxquelles sont
sujettes toutes les entreprises, humaines ? D'aucuns, ont affirmé, sur un
ton sérieux, que la Méditerranée avait été frappée d'interdit à la suite de
certaine baignade malencontreuse dont on se souvient peut-être. Le prétexte
paraît bien futile. Et il ne justifierait pas, de toute façon, le passage à
travers le Cantal et le Puy-de-Dôme.
Il est plus vraisemblable de penser que M. Jacques Goddet et
ses collaborateurs eut voulu rajeunir le visage de leur œuvre, lui conférer un
renouveau de vitalité en lui donnant pour cadre des paysages nouveaux, en
substituant à des difficultés trop souvent affrontées par les concurrents
d'autres ascensions encore inédites, sur le plan international. Une autre
considération mérite d'être soulignée. Il pouvait sembler peu équitable que des
régions jouissent du privilège d'assister au spectacle alors que d’autres, tout
aussi sportives, devaient se contenter d'en saisir les échos dans la presse ou
à la radio. L'Auvergne — pour reprendra un cas typique — est une pépinière de
champions, d'Antonin Magne à Raphaël Geminiani.
Comme il était fou de songer à modifier un titre consacré,
le Tour de France subsiste, mais il est sous-entendu que dorénavant, ce titre
ne correspond plus à la réalité.
Certains ont applaudi. D'autres bougonnent. La discussion
est ouverte entre les défenseurs de la tradition et les esprits hardis qui
réclament sans cesse des innovations. Le débat est éternel et dépasse le
domaine du Tour de France. Il ne sera jamais clos parce qu'il oppose deux
genres d'esprits, de tempéraments. Nous le cantonnerons, modestement, dans le
sujet de cette causerie.
Les amis de la tradition font valoir des arguments qui ne
manquent pas de force. Après les tâtonnements des premières années, le Tour a
acquis une personnalité, une envergure qui le distinguent et le placent très
haut au-dessus des épreuves ordinaires. Il est devenu classique, à l'égal de Bordeaux-Paris,
de Paris-Brest et retour, ces ancêtres de l'âge héroïque. Cette année même, un Paris-Brest
et retour sera disputé en fin de saison. Nul n'a proposé qu'on le transforme en
un Paris-Strasbourg et vice-versa, en un Paris-Marseille-Paris. Pourtant il
serait aisé de soutenir que ces parcours nouveaux seraient plus fertiles en
surprises qu'une route devenue banale depuis que Terront l'a parcourue victorieusement
à « vélocipède ». Si nous affirmons qu'on ne doit toucher qu'avec une
extrême délicatesse à des entreprises couronnées par le succès, par la faveur
populaire, ce n'est pas par respect exagéré du passé. Seules des épreuves
sportives se déroulant sur des terrains identiques permettent des comparaisons,
des parallèles instructifs. En athlétisme, en natation, il existe des distances
classiques. Nul ne propose d'agrandir ou de rétrécir les courts de tennis, les
terrains de football. Soumis aux aléas du temps, des chaussées, à des
servitudes d'ordre mécanique, le cyclisme routier, plus que tout autre sport, a
besoin de s'appuyer sur des bases stables. Enfin, pour la foule, il y avait des
étapes exceptionnelles et impatiemment attendues : l'étape des quatre cols
pyrénéens, celle des cols d'Allos, de l'Izoard, de Vars. Ces ascensions
renouvelées et d'apparence quasi surhumaines avaient pris le caractère
d'exploits presque légendaires. Des proses lyriques leur étaient consacrées.
Nous ne nions pas que ces morceaux de style sportif péchaient par un excès
d'exaltation, par les couleurs trop vives de leur vocabulaire. Ils n'en
plaisaient pas moins à la jeunesse et lui fournissaient des motifs
d'enthousiasme. Nous regrettons les « ténors de la pédale », la « noble
poussière de la route » et les pittoresques « juges de paix »,
dont la plupart se voient condamnés.
Les partisans de la formule 1951 répliquent : «Tout
passe, tout lasse, tout casse », proclame la sagesse des nations. Le Tour
révélait des signes de sclérose, d'usure. Chose plus grave, sa qualité purement
sportive était compromise. Les initiés savent que le sort de l'épreuve se décide
en quelques heures, voire en quelques kilomètres. Les champions susceptibles
d'arracher la victoire se réservaient en vue d'une étape de montagne, suivant
un accord tacitement consenti. Des hommes de second plan assuraient le
spectacle les autres jours. L'intérêt des luttes sportives réside dans
l'incertitude du résultat. Supposons que Fausto Coppi ait retrouvé la forme
qu'il possédait avant son accident du Tour d'Italie. Dans une étape hérissée de
difficultés à l'ancienne mode, il écraserait ses rivaux sans que ceux-ci puissent
nourrir un espoir de revanche. En Juillet prochain, avec des étapes courtes aux
profils peu étudiés, la bataille sera plus égale, plus incertaine. Des
problèmes non encore résolus se poseront. Quant à vos fameuses étapes de
montagne, elles soumettaient les organismes à des efforts meurtriers.
C'est par une fausse conception du sport que l’on recherche
la limite de la résistance humaine. L'endurance n'est qu'une qualité mineure.
Répétons sans nous lasser la phrase de Georges Prade : « La vitesse
est l'aristocratie du mouvement. » Le Tour de 1951 éclipsera, tous ses devanciers.
Restant fermes sur leurs positions, les adversaires, par la
parole ou par la plume, se donnent rendez-vous à la fin de juillet. Nous ne
tenterons pas de les départager et d'émettre une conclusion personnelle. Les
deux thèses opposées sont soutenables. L'expérience seule décidera quelle est la
plus judicieuse.
Malgré tout, le profil étrange de ce pseudo-Tour de France
nous désarçonne, surtout quand nous pensons aux géographes en herbe et aux
cartes biscornues qui vont fleurir dès ce printemps.
Jean BUZANÇAIS.
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