Il y a deux mois, jour pour jour (c'était en mars), j’eus
l'occasion d'être partie prenante à deux tournois sédentaires et, par cela
même, placés sous le signe de la table bien garnie et du verbe fleuri.
Si j’y reviens, en ce début de mai, alors que l'aubépine
triomphe, mêlant ses piquants au plus enivrant parfum, c'est moins pour faire
du rétrospectif (matière qui n'a plus cours, ou si peu) que pour tenter
d'allier le concept et le jarret. Car le faux col et l'esprit, le dirigisme du
dilettante et le professionnalisme du critique ont consacré leur meilleur suc en
ce double hallali dont le coureur fit les frais, parfois dorés pour lui.
* * *
Tout d'abord de ce jury dit « Goncourt du cyclisme »
(sans que l'édition en soit unique), réuni en souvenir d'Edmond Gentil,
industriel fameux, et ayant pour mission de désigner le champion qui, au cours
de l'année, accomplit le plus marquant exploit ou, à défaut, le pays ayant
enregistré la meilleure performance d'ensemble. Cela était apparu, tout
d'abord, facile à chacun. Le Suisse Kubler n'avait-il pas gagné le Tour de
France 1950 sur Ockers, Bobet et contre un Bartali disloqué après Aspin ?
Et, venant à son secours, ou le supplantant, un même Suisse : Koblet, n'avait-il
pas réussi l'exploit unique de gagner (lui, un étranger) le Tour d'Italie, puis
le Tour de Suisse ?
La difficulté apparut au moment de choisir entre les deux.
Alors on convint (à coups de bulletins blancs dans les deux premiers tours
appelés à consacrer « un » champion) d'attendre le troisième tour
destiné à élire « un » pays.
La Suisse parbleu !
A cet instant, un Anglais se leva, qui rappela à dix
journalistes, à autant de dirigeants étrangers et aux organisateurs de ce
Concourt, qu'un certain Australien, du nom de Patterson, avait gagné le
championnat du monde de poursuite amateurs, en 1950, exploit non pas banal,
certes, mais rehaussé du fait que le même Patterson avait, en 1949, été
champion du monde de vitesse ...
Et l'Anglais de penser — sinon, de dire :
« Cherchez, messieurs, dans les annales, s'il existe un
athlète réunissant ces mêmes possibilités ! »
C'est là ou certains réfléchirent profondément. Et ceux qui
savent ce qu'est le sprint et ce qu'est le train, qui ont pu mesurer ce que le
second enlève au premier, ceux qui n'ignorent pas que la vitesse est un don
fragile, mesurèrent avec la qualité de Patterson l'exploit accompli par lui ...
d'autant qu'on dit que, derrière motocyclette, il route à des vitesses folles.
Patterson faillit donc tomber Kubler et Koblet.
Mate tout trois, furent K. O., et la Suisse, finalement, fut
désignée comme pays vainqueur, l'ensemble Kubler-Koblet représentant,
évidemment, une performance plus élargie que le seul Patterson ... auquel
on oublia seulement d'accoler son compatriote Hoobin, champion du monde sur
route amateur devant le Français Varnajo.
* * *
Tirons une morale.
La mesure théorique du sport est extrêmement délicate à
déterminer, et, lorsqu'on s'échappe du résultat sec, fourni par une place ou un
temps, les meilleures controverses sont permises.
Peut-être est-on dans l'erreur lorsqu'en sport on cherche à
« évaluer » au jugé une performance.
J'entends encore un confrère déclarer :
« Pour moi, ce qu'a fait Patterson dépasse tout ce qui
a été réussi jusqu'à ce jour. »
Et un autre ajouter :
« Cherche donc si deux coureurs d'un même pays ont,
dans l'année, gagné les trois plus grands tours du monde : d'Italie, de
Suisse et de France ... »
Alors une voix ajouta timidement :
« Mais le cycliste Lionel Brans, allant de Paris à Saigon,
n'a-t-il pas accompli un exploit unique, incomparable ! »
Dommage que ce pauvre Brans, en 1949, ait dû emprunter auto
et avion (aussi peu soit-il) pour atteindre Saigon (cela bien malgré lui et de
la faute aux lions).
* * *
Le second tournoi eut lieu au cours du Congrès de l'Union
cycliste internationale. Il s'agissait de savoir si une finale de vitesse (en
championnat du monde) devait être courue à trois ou à deux.
A deux ! Telle était l'opinion des Anglais, de tous les
Nordiques, y compris les Belges. Ce fut Cozens, ex-crack sprinter, qui défendit
la thèse :
« A trois, il peut y avoir deux hommes contre un, la
surprise y joue un trop grand rôle, le meilleur n'est pas nécessairement
premier ... Tandis qu'à deux, c'est un match « à la régulière ». »
A trois ! Les Français, les Italiens, les Espagnols, je
crois (les Latins), auxquels s'allièrent les Suisses, battirent en brèche
l'opinion amenée par les vents du nord :
« Qu'appelez-vous le meilleur ? demanda Julien Pouchois,
ex-gagnant du Grand Prix de Paris. Celui qui va théoriquement le plus vite !
Erreur ... Que faites-vous, alors, de l'intelligence, de la tactique, de
cette glorieuse incertitude du sport ? Si vous recherchez l'homme
intrinsèquement le plus vite, utilisez, comme en course à pied, des couloirs ou
faites en sorte que les coureurs luttent contre la montre. Le fait qu'on a,
depuis toujours, déterminé que le championnat se court sur 1.000 mètres,
indique, surabondamment, que la tactique (et avec elle le sur-place) compte.
Sinon, placez les coureurs à 400 mètres (ou 300 mètres) de l'arrivée et
faites-les partir à fond, puisque vous faites fi de la réceptivité cérébrale …
Vous comparez un sprinter à un cheval qui courrait sans jockey ! »
Le procès de la vitesse était entamé ...
A la force brutale devait-on préférer la valeur athlétique
intelligemment (ou astucieusement) conduite ?
En août (au vélodrome Vigorelli de Milan) auront lieu les
championnats du monde de vitesse, avec finale à trois ...
Et, en mars 1952, un Congrès, fort ou non des enseignements
d'Italie, viendra à nouveau en découdre.
Dans cette guerre pacifique, un Néerlandais rompra une
millième lance avec le président français ...
« Oui ou non ? »
« Oui, mais ... »
« Ah ! mais, il y a un mais ... comme dans l'Aiglon »,
insinuera le Néerlandais, inscrivant, malgré lui, une victoire française à
notre actif, celle de la langue qui est nôtre.
René CHESAL.
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