Ce furent d'abord de simples abris sous quelque grosse pierre,
comme ceux des hommes préhistoriques. Les alpinistes qui les utilisaient
apportaient sur leur dos une couverture et un maigre fagot, et grelottaient
autour d'un petit feu, au fond de ces tanières humides.
Peu à peu, les sociétés alpines élevèrent des cabanes
primitives, avec un peu de paille sur un lit de planches, véritables « salles
de police » transportées de la caserne dans les montagnes. Quelques
matelas, un petit fourneau de fonte, deux ou trois pots et autant de casseroles
étaient déjà un grand luxe. Tels étaient les refuges de montagne aux environs
de 1900. Plus tard, les Clubs alpins, français et étrangers, édifièrent au prix
de bien des peines et des sacrifices de confortables maisonnettes, où un
gardien tout l'été fournissait aux grimpeurs le vin, la soupe et le feu, et
certains de ces refuges ont grandi, au cours de ces dernières années, jusqu'à
pouvoir abriter certains soirs cent à cent cinquante personnes, facilitant
ainsi grandement l'approche des hautes cimes et les plus intéressantes
ascensions.
Mais tout récemment, spécialement depuis la guerre, un
problème grave vient de se poser, celui de l'invasion des refuges par des
foules qui les choisissent comme but de promenade et en rendent l'utilisation
impossible aux cordées de véritables alpinistes, pour qui une nuit au refuge
est une nécessité.
Les « collectivités » — je ne nomme personne, vu
les susceptibilités chatouilleuses de ces groupements — mettent facilement en
route trente, cinquante ou quatre-vingts jeunes gens, pour aller coucher à un
refuge étroit pour la moitié de ce chiffre. Là, on mène un grand vacarme,
jusqu'à une heure avancée, et le lendemain on redescend, après un petit tour
sur le glacier. Quant aux alpinistes qui ont réussi à se faufiler, et qui
voudraient que le silence se fît vers dix heures, partant à trois heures du
matin pour quelque course dure, ils sont proprement chahutés et houspillés, ces
jeunes gens leur déclarant tout net qu'ils ont autant de droit que quiconque à
être là et à faire ce qu'ils veulent.
Ce en quoi ils se trompent, car presque tous les refuges
sont propriété privée, appartenant à des sections du Club-alpin, qui les ont
fait élever à coups de millions dans un but précis, qui n'est nullement de
servir de but de week-end. Tout le conflit est là : ces cabanes sont des
points de départ, et non des buts de promenades. Elles ont été édifiées pour
tout autre chose que pour héberger de simples excursionnistes, si curieux que
cela puisse paraître.
Il existe d'ailleurs un règlement des refuges, qui fixe
l'ordre de priorité des occupants, mettant en tête les malades et les blessés,
puis les membres des diverses sociétés alpines et les ascensionnistes ayant à
effectuer de grandes courses, et ensuite les simples visiteurs. Mais, si cet
ordre est facile à faire respecter dans les refuges gardés, allez donc vous en
prévaloir dans les cabanes sans gardien ou vous arrivez à la nuit, pour y
trouver quarante gaillards chantant au son de l'accordéon ou de l'harmonica !
Il me souvient de Ravanel, le vieux gardien de l'ancien
refuge du Couvercle, qui, un soir, envoya purement et simplement coucher dehors
deux malotrus qui faisaient du vacarme après minuit. Lorsqu'une heure après ils
vinrent s'excuser, tout transis de froid, le vieux guide les écouta
attentivement, approuva, puis leur dit :
— Puisque vous voilà revenus à de bons sentiments, je veux
bien faire quelque chose pour vous.
Et il leur tendit une vieille couverture, la plus pelée et
la plus trouée qu'il avait pu trouver, et leur ferma de nouveau la porte au
nez. Ce sont là des exemples salutaires. De plus, l'alpiniste qui sait à quel
point les refuges sont précieux et combien de vies ils ont sauvées, s'abstient
de toute détérioration : il nettoie la vaisselle, range la literie et ne
se croit pas déshonoré de donner un coup de balai. Mais les touristes
occasionnels qui poussent jusqu'au refuge ont une fâcheuse tendance à tout
fracasser et à tout saccager, au point que le Club alpin a dû s'en émouvoir.
Cet été, mon ami Dorival, chargé par la section de Paris de
l'inspection des refuges de cette section, m'a confié qu'un projet était à
l'étude pour faire interdire l'accès des refuges aux troupes par trop
nombreuses qui n'auraient pas prévenu d'avance, et également pour limiter à un
tiers de la capacité de couchage le nombre des curieux utilisant la cabane pour
autre chose que pour des courses alpines. Je ne sais ce qu'il est advenu de ce
projet, fort sensé et, par cela même, difficile à faire admettre. On aura une
idée de la mentalité de certains de ceux qui circulent maintenant dans les
Alpes en songeant que, lors des ravitaillements en vivres et en matériel du
refuge Vallot par parachutages, des colis et des parachutes ont été volés, sur
le glacier, à 4.300 mètres ! Il semble donc vain de s'adresser au bon sens
et à l'éducation des utilisateurs de refuges.
Entre les deux guerres, la Section lyonnaise du C. A. F.,
fatiguée de voir, en son chalet des Évettes, les tables et les chaises cassées
et brûlées par les skieurs, alors qu'à côté du fourneau il y avait, à portée de
la main, des piles de bois tout scié et prêt à servir, fit monter une embuscade
par la gendarmerie. On fut ahuri, lors de l'arrestation en flagrant délit des
délinquants, de trouver là des gens de parfaite éducation et, en pays plat,
d'un milieu social fort élevé ! 1951 va voir une nouvelle ruée vers la
montagne, et je ne suis que trop certain que, en ouvrant la porte d'un refuge,
nous y trouverons les vieux os de jambonneau et les boîtes de conserves de
l'automne dernier. Les vitres, naturellement, auront été cassées, et les
marmites défoncées à coups de cannes ferrées. Et, si nous voulons partir à
trois heures, bien avant le jour, pour quelque aiguille, nous faudra-t-il jusqu'à
minuit et plus subir le concert et les rires de vingt ou trente bruyants
compères, qui ronfleront ensuite jusqu'à midi, pour descendre les mains dans
les poches dans la vallée ?
Et, malheureusement, c'est bien là ce qui nous attend.
Robert LARAVIRE.
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