La lecture du bulletin de l'Académie d'agriculture est
pleine d'enseignements, et, longtemps après avoir entendu les communications,
on est heureux de revoir tranquillement les propos échangés. C'est ainsi qu'à l’automne
dernier M. Lafite entreprit de rechercher comment s'établissait le bilan des
récoltes exportées et des éléments fertilisants apportés, à la ferme des
Anglais, exploitation réputée qui dépend du territoire de Reims.
Pendant vingt et un ans, les exportations d'azote par les
récoltes se sont élevées à 295.866 kilogrammes, les importations à 379.884 ;
pour l'acide phosphorique, on trouve 105.958 et 264.615 kilogrammes ; pour
la potasse, 226.367 et 405.169. L'auteur conclut sur ce point : les
quantités de matières fertilisantes mises dans le sol sont en excédent très
notable sur les- exportations par les plantes, pendant la période envisagée de
vingt et un ans.
Ces constatations sont fort rassurantes, elles pourraient
même amener à prononcer le mot « gaspillage ». Toutefois, un autre
fait est à retenir. La ferme des Anglais jouit d'une réputation méritée et de
plus en plus élargie, parce que les rendements vont sans cesse en s'accroissant ;
on doit retenir que les fumures se traduisent non seulement par des productions
accrues, mais encore que les résidus non exportés : tiges, débris de
feuilles, racines qui restent et dont le poids s'accroît parallèlement,
enrichissent la terre et, d'autre part, contribuent par une masse de matière
organique accrue à la régularisation des rendements. Dans cette terre blanche
des environs de Reims se forme ce stock « de vieille graisse » qui
reste à la base d'une culture offrant de la sécurité.
Sur ce point, d'ailleurs, M. Lafite a voulu également
discuter la question de la richesse en humus, et il s'est demandé s'il avait
satisfait à la règle fondamentale du maintien du taux de matière organique. On
a beaucoup parlé d'humus depuis peu d'années ; des craintes se sont
manifestées lorsque le terme érosion, appliqué au relief du sol entraîné par
les eaux ou disparaissant sous l'influence du vent, a été étendu à la structure
même du terrain superficiel.
Il faut, d'après les données les plus récentes, un taux
d'humus allant de 2 p. 100 dans les bonnes terres de limon à 5 p. 100 dans les
terres plus légères, notamment dans les terres calcaires. Abondant dans ce sens
et désirant travailler « en bon père de famille » en cultivant sans
exploiter, M. Lafite s'est montré soucieux de distribuer à ses terres le maximum
de fumier. Suivant les époques envisagées ; sous l'angle économique, il a
eu un troupeau de laitières, a engraissé des bovins, a fabriqué du fumier
artificiel ; tenant une comptabilité très sévère, il s'est attaché à aller
au-devant des critiques relatives au prix de ce fumier, objet de tant
d'attentions : 1.210 tonnes ont été enfouies en moyenne chaque année au
cours d'une période de vingt et un ans ; le 1/6 des terres, soit 32
hectares, ont été fumées, c'est-à-dire qu'en moyenne chaque hectare de terre a
reçu 6.300 kilogrammes de fumier annuellement. C'est important ; dans un
travail publié par Grandeau il y a un demi-siècle, on estimait que la terre de
France ne recevait en moyenne que 2 à 3 tonnes de fumier par hectare, j'ai
effectué une enquête directe à ce sujet, il y a une vingtaine d'années ;
les plus fortes fumures au fumier m'ont été révélées de l'ordre de 7 à 8 tonnes
dans les exploitations extrêmement chargées en bétail.
Ce gros apport de fumier que réalise le chef de la ferme des
Anglais montre encore que, dans ce milieu fortement maintenu sur le plan de
l'humus les engrais minéraux trouvent leur maximum d'efficacité, le tout
amenant la production latérale de débris qui « restent », il est
normal que, sauf accidents dus aux circonstances météorologiques, les
rendements annuels doivent s'élever, être avantageux et se régulariser.
Mais parler de rendements avantageux amena, lors de la même
séance, M. Jean Ferté à évoquer la loi des rendements décroissants. M. Ferté
aime à se retrancher derrière l'autorité de Stuart Mill (1848.) : en doublant
le travail, on ne double pas le produit, ou, pour exprimer la même chose en
d'autres termes, tout accroissement de produits s'obtient pat un accroissement
plus que proportionnel dans l'application du travail à la terre.
En des circonstances spéciales, on traduit ceci encore de la
manière suivante : lorsque le prix des produits agricoles est élevé, en
vue de rechercher un écart entre le prix de revient et le prix de vente, on est
tout naturellement encouragé à augmenter les dépenses, et, parmi celles-ci, on
s'attache aux engrais, qui constituent un moyen puissant d'élever la
production. Seulement, lorsque le prix des denrées agricoles tend à baisser
sans que l'autre branche des fameux ciseaux se modifie, on se restreint.
Concluons encore en disant que, dans l'intérêt des consommateurs de denrées
agricoles, on ne peut tendre à un abaissement des prix de revient que par un
encouragement substantiel.
Dans cette séance qui, plus tard, fixera, un point
d'histoire agricole, un autre problème fut évoqué, celui de l'équilibre des
fumures. Problème qui fait l'objet de nombreuses controverses et qui fut
d'ailleurs nettement mis en évidence par M. Lafite. Azote, acide phosphorique,
potasse, tels sont les facteurs à équilibrer. Ce n'est pas facile ; la
meilleure preuve, on la trouve dans la démonstration dé M. Lafite ; il
part des chiffres donnés par Garola et qu'il applique avec le discernement
dicté par le temps, il ajoute les renseignements donnés récemment par un jeune
agriculteur de talent, M. Cl. Benoist, et il invoque les conseils donnés par un
professeur, ingénieur des services agricoles, M. Prats. On reste surpris devant
tant de différences, et il s'agit de la Seine-et-Oise et de la Marne, de
cultures aux mêmes aspects généraux.
M. Lafite est un modeste dans les quantités d'engrais qu'il
emploie, et il trouve sa justification dans le bilan des exportations et des
importations ; ceux qu'il cite vont plus loin, et le Nord offrirait des
exemples qui deviennent une règle lorsqu'on passe les frontières vers la Belgique
et la Hollande. L'auteur nous dit que nous avons encore beaucoup à apprendre et
à étudier pour être à la hauteur de notre tâche. Je partage pleinement cet avis
et j'invoque la haute autorité de M. Gabriel Bertrand, membre de l'Académie
d'agriculture et de l'Académie des sciences : « Il y a beaucoup à
apprendre, même quand il s'agit de ces questions élémentaires. » Ne soyons
pas pressés de jeter la pierre à ceux qui ignorent, puisque notre connaissance
est encore si faible devant la terre, qui, malgré notre insuffisance, trouve le
moyen de nous alimenter. Mais, attention ! la population du globe
s'accroît et il y a beaucoup de sous-alimentés !
L. BRÉTIGNIÈRE,
Ingénieur agricole.
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