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Terres jeunes et vieilles terres

On entend souvent dire qu'il est plus profitable de cultiver les terres jeunes, n'ayant jamais été mises en culture régulière, que les vieilles terres plus ou moins, épuisées, auxquelles il est nécessaire d'apporter des engrais en quantités plus ou moins considérables pour en forcer la production.

Cette thèse paraît séduisante et a longtemps paru justifier les bas prix de vente des céréales américaines par rapport au prix de revient des productions européennes et françaises.

Il convient pourtant de remarquer qu'une terre qui n'est pas cultivée produit cependant, recouverte qu'elle est par la forêt ou par la prairie, mais qu'elle produit au ralenti. Certes les déperditions d'éléments fertilisants paraissent minimes puisque la production n'est pas enlevée, à moins qu'elle ne le soit par des animaux ou par l'érosion. Il y a même souvent accumulation de matière organique et d'éléments fertilisants, mais la vie microbienne, extrêmement ralentie, fait que les transformations sont peu intenses et que la productivité est médiocre.

Quand ces terres sont mises en culture, elle produisent souvent peu à l'hectare, et le prix apparemment bas de leurs productions est imputable aux méthodes de culture extensive qui leur sont appliquées et à l'insouciance des exploitants qui cherchent à en tirer le maximum sans se préoccuper de conserver leur fertilité. Il y a destruction de capital, destruction inconsciente qu'on oublie de porter en compte, ce qui fausse, évidemment, tous les calculs de prix de revient.

Lorsqu'on se rend compte de la situation, elle est devenue grave, et il faut alors entreprendre des travaux considérables pour y remédier, ce qui n'est même plus toujours possible. Le sol est emporté par les eaux ou par le vent et laisse à nu la roche à jamais stérile.

Ceci s'est produit à maintes reprises en France, notamment par la déforestation. Ceci s'est produit en Amérique, où le problème de la conservation du sol est devenu sérieux en dépit des espaces immenses dont dispose une population à densité encore réduite. Ceci s'est produit aussi dans les autres pays.

Au contraire, là où l'on a su prendre les mesures nécessaires : alternance des cultures, apports d'engrais et de matières organiques, le sol s'est maintenu, et sa fertilité, loin de baisser, n'a fait que croître. Loin de diminuer, les rendements ont augmenté, décade par décade, phénomène dû, évidemment, au perfectionnement des diverses techniques, à l'amélioration des semences, mais aussi à la fertilité propre du sol, dans lequel se sont accumulées des réserves considérables d'éléments fertilisants, au point que la diminution des apports d'engrais et même leur arrêt ne se traduisent pas immédiatement par un effondrement de la production, ainsi qu'on a pu le constater pendant la période 1940-1945.

Par quel étrange paradoxe faut-il que ce soit au moment où les pays neufs, inquiets des conséquences de leur imprévoyance, prennent les mesures les plus énergiques pour y parer que les vieux pays se mettent à négliger les précautions traditionnelles ?

La motorisation porte en elle un danger sérieux, par la diminution des animaux de trait, donc la réduction des fumures organiques. Certes, on peut facilement y parer par l'augmentation de l'importance du bétail de rente, mais certains, surtout parmi les jeunes, verraient assez bien la disparition de tous les animaux, ce qui aurait, entre autres avantages, celui de les libérer d'un important souci les dimanches et jours de fête. La mécanisation, sous la forme de la moissonneuse-batteuse, aggrave la situation en incitant à brûler les chaumes au lieu de les transformer en fumier ou de les enfouir. Si la diminution du taux d'humus dans les terres venait à se généraliser et à s'accentuer, les conséquences ne tarderaient pas à se faire sentir, et l'érosion s'accélérerait.

Les remèdes sont bien connus, et le péril est plutôt d'ordre psychologique que technique ; c'est pourquoi il y a lieu de jeter en temps utile le cri d'alarme et de le répéter. Bien des hectares ont été perdus dans les siècles derniers, notamment par un déboisement inconsidéré ; des travaux considérables ont été entrepris, pour y remédier, parfois compromis par des imprudences ou la négligence. Mais, en dehors de ces efforts qui sont du domaine des collectivités et des pouvoirs publics, il y a des soins constants à la portée de chacun et dont l'importance n'est pas moindre. Ce sont eux précisément qui éviteront dans l'avenir d'être obligés de recourir aux grands moyens, dont le coût très élevé n'est pas toujours proportionné à leur efficacité. Mieux vaut, en tout cas, prévenir que guérir.

R. GRANDMOTTET,

Ingénieur agricole.

Le Chasseur Français N°651 Mai 1951 Page 295