Durant le long stage que je fis à la plantation de caoutchouc
de la maison Michelin et Cie, située dans la Sierra de Baturité (État de Ceara,
Brésil), je fus, bien souvent, témoin oculaire de destruction par le fer et le
feu d'immenses forêts vierges ornant de leur port majestueux les innombrables
collines formant le massif montagneux de cette terre prodige et féconde.
Certes, cette méthode de défrichement s'éloigne tellement de
nos habitudes que les Européens ont beaucoup blâmé ce procédé. Cependant c'est le
seul praticable au Brésil, où les moyens, de communication restent précaires,
et les débouchés à un utile emploi presque inexistants. Le feu est donc le seul
agent qui puisse débarrasser le sol ; d'un autre point de vue, il faut
reconnaître que les cendres ainsi obtenues forment le plus énergique engrais
qu'on puisse imaginer.
Un jour le feitor (1) de la plantation vint m'aviser que la
forêt de la « quebrada » allait s'abattre. J'allai une dernière fois
voir la sylve équatoriale étaler son orgueilleuse arrogance. Le sous-bois était
impénétrable. J'avançai péniblement en coupant et tranchant, avec ma machette,
les 1ianes me barrant le chemin pour aller rejoindre les bûcherons.
J'appelai : « José ... José ... »
Je l'entendis qui s'approchait ; lui aussi se frayait un passage au milieu
du fouillis, de tous ces végétaux. Aussitôt qu'il m'aperçut, il me cria :
— C'est pour ce soir, Senhor, que ce versant de la forêt va
se « derrubar » (s'ébouler). Puis il ajouta très vite :
— Ne restons pas à cet endroit, Senhor, les arbres ont déjà
été attaqués par la hache, un accident peut se produire fortuitement.
» Voyez, me signala-t-il en passant près d'un gros barrigoude
déjà entaillé d'un tiers, tous les arbres du pied de la montagne sont coupés à
cette profondeur. Plus l'on remonte la pente de la montagne, plus les entailles
sont profondes, de manière que ceux du faîte entraînent dans leur chute tous
ceux placés en contrebas.
— Mais, José, au milieu de cet enchevêtrement de végétaux,
certains, ne doivent pas tomber complètement sur le sol et rester étayés par
leurs voisins ?
— C'est ce que nous recherchons. De cette manière, le
séchage se fait plus rapidement et ensuite le feu nivelle tout ...
Le soleil déclinait à l'horizon. Des indigènes, la hache sur
l'épaule, venaient à notre rencontre.
— Combien d'hommes, leur demanda José, sont restés là-haut ?
— Dix ! répondirent-ils.
Et ils énumérèrent les noms de ceux chargés d'abattre les
derniers arbres du sommet, lesquels devaient, pour que l'opération d'ensemble
réussisse pleinement, tomber simultanément sur leurs voisins et entraîner dans
leur chute le reste de la forêt.
On entendait les coups sourds des cognées que répercutait
l'écho de la forêt.
Soudain, les cimes des géants couronnant la montagne
vacillèrent dans un ensemble admirable. La forêt s'affaissa par vagues, dans un
fracas qui faisait trembler la terre. Tous ceux qui regardaient ce spectacle
grandiose étaient médusés, cloués au sol. La crainte d'une catastrophe se
lisait sur le visage des plus braves ...
Des plaintes, des grincements, des cris de bêtes affolées
emplissaient l'air d'un bruit de fin du monde. Des arbres gros comme des muids
se cassaient en deux comme des fétus de paille, d'autres éclataient comme des
bombes.
Un enchevêtrement inexprimable, inimaginable, de branches,
de troncs, de feuilles s'écroulait. La forêt culbutait d'un seul coup avec un
bruit de tonnerre, de grincements sinistres, dans un déchirement mortel de
toute cette admirable beauté, de toute la fraîcheur de la sylve équatoriale.
En hurlant sa détresse, la forêt vint, comme un ouragan qui
déferle sur la terre, s'aplatir sur le sol, lançant dans l'air une multitude de
débris végétaux qui semblaient poursuivre dans leurs trajectoires vertigineuses
des milliers d'oiseaux qui s'enfuyaient à tire-d'aile. Des touffes de bambous,
aplatis, tordus, déchiquetés, éclataient en claquant comme des milliers de
mitrailleuses. Des lianes, tendues, meurtries, arrachées, se déployèrent dans
l'espace comme d'immenses lassos de cuir.
Tout était tombé. La forêt gémissait, fumait, frémissait, se
lamentait ; des plaintes lugubres sortaient de cet amoncellement de bois
arraché à la terre. Des cris de ouistitis se faisaient entendre, puis un grand
silence régna de nouveau : l'agonie de la forêt finissait avec le jour.
Une émotion poignante m'avait saisi de voir le
bouleversement causé par le fer des indigènes à toute cette nature à ce jour
encore inviolée.
Rien ne bougeait plus. Seul un cataclysme avait passé,
anéantissant le décor merveilleux de la forêt vierge, bouleversant, détruisant
d'un seul coup l'ordre millénaire qu'avait fait la Nature. Seuls quelques
arbres se maintenaient encore, penchés, tordus, écartelés dans des attitudes
lamentables de martyrs, soutenus par l’amas, de ceux qui gisaient par terre.
Des oiseaux revenaient tourner autour d'eux, cherchant leurs nids et leurs
petits.
Pour jouir du moment délicieux du crépuscule tropical, je
m'assis sur le tronc d'un gros arbre encore gorgé de sève, frémissant de vie.
Avec la fin du jour, je percevais le murmure d'une foule d'insectes faisant
entendre les sons les plus discordants. Une quantité de petites bêtes rampaient,
couraient dans toutes les directions, cherchant les unes leurs nids, les autres
une place pour passer la nuit.
Sous la forêt assassinée, la vie continuait ...
A quelque temps de là, alors que la forêt abattue avait,
sous un soleil ardent, séché, je me dirigeai vers l’abattis pour assister à sa
destruction par le feu.
La terre s'était vidée de sa lumière, la lune éclairait d'une
clarté indécise une multitude d'hommes tenant à la main de longues branches
encore garnies de feuilles.
Des torches apparurent ça et là, formant dans la nuit des
points lumineux ; chacune d'elles alluma un foyer, tous ces foyers se réunirent
en un seul, embrasant tout 1e pied de la montagne, puis une fumée blanchâtre,
floconneuse, avec des lueurs intermittentes, rougeâtres, s'éleva, dérobant dans
son épaisseur les étoiles et l'espace. A cette fumée succédèrent des volutes de
flammes qui surgirent comme sortant d'un volcan, éclairant et colorant de
rouge, de rosé et d'orange le blanc laiteux ou noir des flocons de fumée qui
s'enfuyaient vers le nord. Rapidement ce fut un brasier magnifique et terrible,
épouvantable et grandiose. Des flammes hautes comme la forêt s'échappaient de
cette fournaise ; d'autres, plus basses, léchaient, enveloppaient,
consumaient les géants couchés sur le sol. Des bruits infernaux et sinistres se
faisaient entendre, remplissant le calme de la nuit d'un vacarme étourdissant.
Le ronflement sourd de l'incendie était dominé par les craquements des arbres, les
éclatements des milliers de bambous, les hurlements des animaux brûlés vifs.
Le feu montait toujours à l'assaut de la montagne, avalant
tout ce qu'il rencontrait sur son passage, roulant à terre et très vite, ses
vagues de feu vomissant des milliers de langues ardentes, anéantissant tout sur
son passage.
Par moment, une saute de vent faisait osciller la base de
cette masse incandescente. Alors des flammes s'élevaient en l’air, entraînant
avec elles des débris enflammés qui retombaient en cascades lumineuses.
Le feu éclairait les environs d'une lueur rougeâtre, le ciel
avait pris une teinte mauve, l'atmosphère était parsemée d'étincelles qui se
confondaient parfois avec le ciel criblé d'étoiles. Autour de cette masse de
feu dévorante, tout était irréel. Les êtres humains paraissaient défigurés par les
lueurs aux reflets rouges, jaunes et verts. Dans le lointain, la grande forêt
tropicale semblait toute petite à côté de la grandeur de ce spectacle.
Le feu escaladait toujours la montagne. Bientôt il arriva au
sommet. Les indigènes couraient dans tous les sens, étouffant avec leurs
longues branches feuillues les flammèches qui tombaient et s'infiltraient en
rampant à travers un large chemin (garde-feu) préparé d'avance. Toute la
surface de l'abattis ne formait plus qu'une masse incandescente. Le feu ne
mugissait plus, sa furie dévastatrice s'était apaisée, les ronflements, les
craquements ne se faisaient plus entendre qu'à des intervalles plus éloignés.
Les plus gros arbres formaient encore de longs serpents de feu, s'effondrant
d'un seul coup en jetant autour d'eux des milliers d'étincelles, et des lueurs
étranges.
La forêt achevait de mourir.
Paul COUDUN.
(1) Feitor : contremaître d'une plantation et
chef du personnel.
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