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Dans les neiges canadiennes

Camping sans douceurs

La tempête de neige fait rage ; nous ne visiterons pas aujourd'hui nos pièges. Par un temps pareil, les flocons vous aveuglent, les pistes sont rapidement effacées et l'on risque de « s'écarter », comme disent les trappeurs : danger mortel par le grand froid.

Cette tempête est loin de nous déplaire, cependant, car, sur le tapis blanc tout neuf, nous allons pouvoir déchiffrer facilement les empreintes et tendre de nouveaux collets et de nouvelles trappes. Mon compagnon décide que, si le temps le permet, nous ferons demain une tournée de prospection vers le nord en vue d'établir une nouvelle ligne de pièges.

La tempête ayant cessé dans la nuit, nous faisons nos préparatifs de bonne heure. Ni raquettes, ni skis, car la couche de neige n'est pas encore épaisse ; chaussés de nos mocassins en peau souple, nous marchons allègrement dans la forêt ; nous passons à notre ceinture notre couteau de chasse et notre hachette ; dans nos havresacs nous plaçons plusieurs tranches d'élan bouilli, des banucks (galettes de froment), une bonne provision de thé noir et enfin nos ustensiles de cuisine, c'est-à-dire un gobelet d'aluminium et deux boîtes de conserve cylindriques que nous avons munies d'une anse en fil de fer et que nous appelons nos bouilloires : naturellement tabac, pipe et allumettes.

Napoléon démarre bientôt de son allure élastique ; je le suis, armé de ma carabine. Grand Visage ferme la marche, tout joyeux de n'avoir pas de traîneau à haler. Nos yeux scrutent le sol ; on s'est beaucoup promené cette nuit dans la forêt. Après la tempête obligeant tout ce monde animal au repos, la vie a été intense. Ne parlons pas des innombrables lièvres qui gagnent leur vie en rongeant les écorces de saules ou de trembles ; mais nombreuses sont les empreintes d'hermines et de coyotes, très friands de ces rongeurs ; de-ci de-là, des traînées de sang indiquent qu'il y a eu des drames et des ripailles.

Quelques daims ont gambadé dans cette clairière, plus loin deux orignaux (élans) ont traversé un marais de leurs énormes foulées.

Tout cela ce sont des traces, mais nous n'apercevons aucun gibier, à part quelques lièvres qui s'enfuient d'une allure molle ; si ce n'est encore quelques petites mésanges qui font du trapèze sur les branches de saule.

Midi ! halte pour le lunch, préparatifs rituels et rapides, balayage de la neige avec nos pieds. Nous abattons un tremble sec ; le tronc nous servira de siège, et nous mettons le feu aux branches ; à la chaleur des flammes nous faisons fondre de la neige et dégeler venaison et galettes. Bientôt nous mastiquons avec appétit et nous avalons un gobelet de thé bouillant ; puis nous allumons nos pipes et nous partons après avoir soigneusement dispersé les braises de notre feu, précaution toujours observée par les chasseurs même en hiver et qui a sa raison d'être : on a vu, en effet, le feu gagner la mousse et couver plusieurs mois sous la neige pour éclater dangereusement au printemps. Le froid semble augmenter. Le soleil anémique poursuit sa courte trajectoire dans le ciel gris bleu.

Mon compagnon, qui ne se sépare jamais de sa petite carabine 22, abat d'une balle un ptermigan (perdrix blanche) qui piétait devant nous en compagnie de quelques autres ; avant qu'elle ne devienne un bloc de glace, nous plumons et vidons notre victime ; ce sera un excellent rôti pour ce soir.

Les lacs sont nombreux ; nous voyons émerger au-dessus de la glace un certain nombre de huttes : ce sont les habitations hivernales de rats musqués ; nous viendrons poser des pièges quand nous serons moins pressés.

— Il est trop tard, déclare Napoléon, pour revenir ce soir à notre « campe » ; nous passerons la nuit quelque part aux alentours.

Passer, la nuit dehors, sans tente ni couverture, cela me semble un peu raide ! Et pourtant mon compagnon n'est pas un risque-tout, il faut donc croire que la chose est possible. Comme nous traversons un bois de cyprès assez touffu, je suggère que nous y serions à l'abri du vent ; mais j'apprends qu'on ne doit pas coucher dans les fourrés et sous des arbres touffus : c'est, paraît-il, malsain ! C'est dans un espace de terrain où les arbres sont clairsemés que mon mentor décide d'installer le bivouac.

— Pendant que je « bûche » quelques trembles secs, descends donc vers le petit marais que tu vois là-bas et va nous quérir plusieurs bottes de rouches.

Je m'empresse de le faire et, à l'aide de mon couteau de classe, j'ai vite fait de couper une bonne provision de ces herbes gelées et bien sèches que je transporte à pied d'oeuvre en plusieurs voyages ; puis, à l'aide d'un balai fait avec des baguettes de saule, je balaie la neige.

Napoléon a abattu une douzaine de baliveaux bien secs qui brûleront comme de l'amadou (un incendie a dû ravager cette région, il y a quelques années ; beaucoup d'arbres ont péri, mais sont restés debout).

Nous dressons le feu, un véritable bûcher, et une allumette suffit pour que de hautes flammes jaillissent aussitôt. A quelques pas, nous posons sur le sol un tronc qui nous servira de siège, j'étends une bonne couche d'herbes un peu en arrière, puis nous élevons un mur d'environ 5 pieds de haut en plaçant l'un sur l'autre des arbres ébranchés que nous soutenons avec des étais ; tout cela au nord du feu pour être protégé de la bise ; nous comblons les interstices entre les troncs de la palissade avec de la rouche.

Et maintenant dînons. Pendant que je prépare du thé, mon compagnon enfile la perdrix blanche avec un scion de saule et, très adroitement, la présente à la flamme, ne cessant de tourner son rôti ; lorsqu'il est doré à point, il le partage en deux, et tout de suite, de nos mains, de nos dents, nous nous y attaquons ; cela manque peut-être de beurre et de sel, mais cela me paraît bien bon tout de même. Grand Visage se régale avec les os.

Protégés par la palissade, réchauffé par le brasier, nous ne souffrons pas du froid, mais, comme disait Madame mère : « Fasse que cela doure ! ».

Nos havresacs bourrés d'herbe nous serviront d'oreillers, et nous nous allongeons bientôt sur le matelas de rouches ; la chaleur, la fatigue font que nous nous endormons immédiatement.

Je suis soudain réveillé par le froid après un somme dont je ne peux évaluer la durée, car je n'ai pas de montre sur moi ; je jette sur les braises quelques rondins, et de hautes flammes s'élèvent aussitôt. Je consulte mon thermomètre de poche : -5° Fahrenheit, soit environ -20° ! Je grignote quelques galettes et j'avale un gobelet de thé.

Tout autour de nous hurlent les coyotes ; ce sont de véritables choeurs qui se répondent ; au loin, un gros loup de bois se mêle au concert de sa voix profonde et un peu terrifiante.

Dans le ciel, une magnifique aurore boréale. Comment décrire cette féerie ? Comment décrire ces longs rouleaux de lumière diaphane qui balaient le ciel comme autant de phares gigantesques et, se contractant soudain, s'épanouissent en un éventail magique, en une queue de paon resplendissante ? Je ne me lasse pas d'admirer ce spectacle qui m'est pourtant familier.

Le sommeil fermant mes yeux, je m'étends à nouveau. Napoléon dort calmement comme pourrait faire un brave bourgeois sous son mol édredon. Mon somme est de courte durée. Je me lève, ranime le feu et fais bouillir du thé, et c'est ainsi que s'achèvera la nuit pour moi. Mon compagnon se réveille enfin ; il consulte sa montre : il est six heures ; ainsi cet homme de fer est arrivé à dormir près de douze heures sans désemparer !

Un copieux déjeuner, nous partons, et toujours dans la direction du nord.

Toujours vers le nord ! Cela fait prévoir une autre nuit à la belle étoile ! Pas drôle, cette perspective ! Mais pourquoi frissonner à l'avance ? Grand Visage semble être de cet avis et nous suit philosophiquement.

Rien à signaler pendant cette nouvelle journée de marche, sauf la rencontre d'une troupe de wapitis, ces cerfs géants du Canada. Nous nous sommes trouvés presque nez à nez.

J'admire les bois énormes des mâles ; ils détalent dans un fracas de branches en faisant voler la neige. Instinctivement j'ai épaulé, mais Napoléon m'a arrêté d'un geste. A quoi bon, en effet, massacrer l'un de ces superbes animaux ? Nous sommes trop loin de notre shack, et il faudrait abandonner la dépouille sur place.

Chemin faisant, nous rencontrons quelques traces de lynx et de coyotes, et nous découvrons sur des lacs de nouvelles cabanes de rats musqués.

Et voici la nuit ; il va falloir songer à installer notre bivouac. Le hasard en décide autrement, car nous entendons soudain des aboiements d'un chien. Nous nous approchons et découvrons bientôt une hutte installée dans une clairière ; ce ne sont pas des trappeurs, mais bien des fabricants d'eau-de-vie qui ont installé leur distillerie clandestine en pleine forêt ; là ils se sentent à l'abri de la « Mounted Police », cette fameuse gendarmerie canadienne qui donne la chasse aux criminels et aux fraudeurs de tout poil.

Ils sont deux, des Polonais qui ont eu très peur en nous apercevant ; rassurés en voyant que nous n'appartenons pas à la police, ils nous offrent une royale hospitalité. Dîner copieux et bonne nuit confortable dans leur cabane bien chauffée.

Nous partons de bonne heure le lendemain et, doublant les étapes, nous arrivons chez nous tard dans la nuit, ravis de retrouver notre petite shack.

Le souvenir de cette randonnée me revenait à la mémoire cet été en observant un jeune campeur parisien installer son bivouac sous le ciel clément de Bretagne. Après avoir monté sa tente à double toit, disposé sur le sol un matelas pneumatique, un sac de couchage, il s'affairait à sortir des flancs de son énorme sac tyrolien de nombreuses victuailles et une batterie de cuisine extravagante : casseroles, assiettes, poêle, fourchettes, cuillers, que sais-je ?

Il eût haussé les épaules si je m'étais permis de lui dire combien ce matériel me semblait excessif : vouloir convaincre ses semblables s'avère le plus souvent une vaine entreprise. Sa hachette au ceinturon et, dans son sac, théière, boîte de conserve, Napoléon Frenette continuera à sillonner la forêt du Grand Nord de son allure souple et rapide, et mon jeune Parisien continuera à arpenter les belles routes de France écrasé sous le poids de son barda, l'un et l'autre persuadés qu'ils ont la bonne méthode — et c'est sans doute très bien ainsi.

Frenchy BOB.

Le Chasseur Français N°651 Mai 1951 Page 316