éo Marcha, le célèbre historien, travaillait, dans son
bureau aux murs couverts de livres de la cimaise au plafond, à son grand
ouvrage sur Le Moyen Age dans le Proche-Orient. Sa table immense était
couverte de fiches et de notes, et sa plume courait sur le papier. Dans ce
sanctuaire de Clio, où régnait un silence imposant, on n'entendait que le léger
crissement des becs d'or sur la feuille blanche.
De l'autre côté de la grande table, et contre celle-ci, il y
avait un autre bureau, de dimensions moindres : celui du fils du savant.
Tout à coup, une galopade se fit entendre dans le corridor ; la porte
s'ouvrit sous une poussée et un jeune garçon de quatorze ans entra en coup de
vent. Ayant fermé la porte d'un coup de talon, il jeta son béret sur un
fauteuil, ses livres et ses cahiers sur le petit bureau et cria :
— Bonjour, p'pa !
Un sourire éclaira la figure de l'historien.
— Bonjour, Pierrot, fit-il. Alors ... tout va bien au
lycée ? Tu viens faire tes devoirs pour demain ?
— Oui, p'pa.
— Quel travail as-tu à faire, ce soir ?
— Le cours commercial.
— Ah ! ... on vous fait, maintenant, des cours
commerciaux ?
— Oh ! oui, p'pa. Et c'est rudement intéressant. Bien
plus que l'histoire, la grammaire et la littérature. Je suis le premier.
— Bravo ! fit le père d'un air plutôt froid ... Je
pensais, cependant, que l'histoire ... la littérature ... Enfin ! ...
Il poussa un soupir et dit :
— Alors, mettons-nous au travail !
— Oui, p'pa.
Pendant quelques minutes, le silence se rétablit dans la
pièce. Au bout d'un instant, Léo Marcha posa sa plume et regarda travailler son
fils.
Il l'interrogea :
— Dis-moi donc, Pierrot, qu'as-tu fait du beau stylo en or
que ton parrain t'a donné au 1er janvier ? Je vois que tu écris
avec un vieux porte-plume en bois ...
L'enfant leva les yeux, rougit, mais répondit d'une voix
assurée :
— J'l'ai vendu, p'pa ...
— Comment ! ... Tu as vendu ton stylo ! ...
A qui ?
— A un camarade.
— C'est inimaginable ! ... Et le portefeuille que
ta mère t'a donné à Noël, je ne te vois plus t'en servir. Ne l'aurais-tu pas
aussi ? ...
— Je l'ai vendu aussi.
— C'est insensé ! ... Et que fais-tu des deux
billets de 100 francs que je te donne tous les dimanches ? Tu ne t'achètes
jamais rien ...
— Je fais fructifier cet argent.
— Tu dis que ? ... Et de quelle manière ?
— Je prête, de l'argent à des camarades.
— Tu leur prêtes, dis-tu ... Je n'y vois aucun mal, au
contraire, mais te rendent-ils ?
— Il le faut bien.
— Explique-toi.
— Ils doivent me rembourser le samedi l'argent prêté pendant
la semaine avec un intérêt de 10 p. 100. Léo Marcha leva les bras en un geste
de désespoir :
— Mon Dieu ! Mon fils est prêteur à la petite semaine !
Où allons-nous ! ... Puis, sévèrement, pointant l'index vers l'enfant :
— Je t'interdis expressément de continuer ce trafic. Et tu
vas me faire le plaisir de rembourser dès demain les intérêts que tu as
prélevés sur tes ... clients. Tu m'entends ? ... Et tu vas
perdre cette habitude ridicule de bazarder les objets que l'on te donne. Où
as-tu pris ces instincts de rapacité, cette mentalité de mercanti que je ne
puis supporter dans mon entourage ? Je veux et j'entends que cela cesse.
M'as-tu compris ? Et maintenant, au travail ! Tout penaud sous la
mercuriale, Pierrot répondit :
— Oui, p'pa.
L'historien, enfoncé dans son fauteuil, les bras croisés, un
pli soucieux au front, pensait : « Ah ! cette jeunesse
d'aujourd'hui ! ... Quelle décadence ! A l'âge où nous ne
pensions qu'à nos leçons, à nos devoirs, à lire Jules Verne et à jouer aux
billes, les jeunes de maintenant ne pensent qu'à l'argent ... Il leur faut
de l'argent. Ils thésaurisent, ils spéculent, manient le denier fort et le
contrat mohatra ! Quelle misère intellectuelle ! ...
Heureusement que ma petite Yvonne n'est pas de cet acabit, et j'espère bien
qu'elle n'y sera jamais. A son âge, du reste ... »
A ce moment, on gratta à la porte.
— Entrez ! cria le savant.
La porte s'ouvrit et une mignonne fillette de neuf ans
courut vers Marcha. Elle sauta sur ses genoux et l'embrassa tendrement :
— Bonjour, mon papa.
Le visage de Marcha s'était rasséréné sous les tendres
caresses de la blondinette. Il la serra contre lui et l'embrassa longuement au
front. Il souriait :
— Bonjour, ma mignonne, dit-il. Ah ! toi, tu es une
vraie Marcha, une âme droite et sans soucis d'argent. Peux-tu croire que ton
frère Pierrot est hanté du démon de la cupidité ! Il vendrait père et mère :
ce n'est pas comme toi. Si, par exemple, je te disais ceci : écoute ...
tu aimes bien ton petit frère, le petit Dédé qui va avoir six mois ? ...
— Oh ! oui, papa, fit la petite en battant des mains,
je viens de le voir dans son berceau. Qu'il est mignon ! ...
— Eh bien ! si je te disais que notre ami, le colonel,
veut nous l'acheter, que dirais-tu ?
La fillette mit ses petites mains autour du cou de son père
et, fixant ses yeux d'un regard d'angelot :
— Oh ! non, papa ! ...
— Bravo ! fit le savant, la mine épanouie. Merci pour
cette parole spontanée qui part de ton petit cœur. Alors, continua-t-il en la
taquinant gentiment, tu ne veux pas que je le vende, ton cher petit Dédé ?
Cette fois, l'enfant joignit les mains. Son regard se fit
suppliant :
— Oh ! non, mon papa ... Il ne faut pas le vendre
maintenant. Il faut attendre au moins encore deux ans. On t'en offrira un prix
bien plus avantageux, tu verras ! ...
Roger DARBOIS.
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