Qui de nous, dans sa vie de coureur des bois, n'a pas eu
connaissance d'un animal qui déjouait tous les calculs et semblait enchanté ?
Malin ou dangereux, poursuivi tant de fois vainement et qui se moquait des plus
savants veneurs, des meilleurs chiens et restait invulnérable aux coups de
fusil des plus adroits tireurs.
Cela m'amène à parler du grand « pigache » dont
les méfaits, il y a une vingtaine d'années, alimentaient bien souvent les
conversations dans mon pays de Touraine. Grand vieux sanglier, au poil gris
très clair, quand il déambulait, énorme et hérissé, dans les sous-bois couleur
de rouille ou les genêts vert sombre, tout le monde le voyait blanc et il en
paraissait plus gigantesque encore ; il pesait bien, du reste, dans les
300 livres.
D'humeur voyageuse, perpétuel errant, parcourant en tous
sens les trois grandes forêts qui formaient son domaine, d'Évry en Marcheroux,
de Marcheroux en forêt des Trois-Couteaux, il disparaissait des mois entiers
pour surgir un beau jour quand on n'y pensait plus et qu'on pouvait croire que
le mauvais bougre avait rendu l'âme avec un bon lingot dans la tête. En effet,
méchant et redoutable, c'était un véritable tueur de chiens et on ne comptait
plus les bassets ou les briquets des chasseurs à tir, même les roquets des
bûcherons ou des promeneurs, qu'il avait défoncés, les coinçant le plus souvent
contre un arbre ou un roncier, leur ouvrant le ventre d'un coup de boutoir pour
les piétiner ensuite sauvagement comme une vraie brute qu'il était. Quoi qu'il
en soit, il demeurait aussi dangereux qu'insaisissable.
Il avait l'habitude pour cela de se remettre dans un fort au
bord des allées ; ainsi le moindre bruit suspect, la plus légère odeur
d'homme ou de chien le faisait sortir de sa bauge, et on le voyait alors
changer d'enceinte en plein jour, offrant sa masse gigantesque comme pour mieux
narguer les gens. Il était presque impossible à rembucher.
Nous avions essayé à plusieurs reprises de le chasser, bien
décidés à le tirer dès l'attaque si l'occasion se présentait, car ce mauvais
solitaire était une menace perpétuelle pour la vie des chiens ; mais, à
chaque fois qu'un valet de limier l'avait rembuché, le grand pigache avait pris
vent du trait et nous avions trouvé l'enceinte vide ; combien nous causa-t-il
de buissons creux !
Quand on chasse, il faut compter sur le hasard qui, s'il
vous joue parfois de mauvais tours, vous réserve parfois d'agréables surprises.
Or voici qu'un jour de mars, et d'assez grand matin, nous
suivions à cheval une allée de la forêt des Trois-Couteaux. Notre homme était
parti devant avec les chiens et nous devions découpler à la billebaude en
bordure de forêt, en un endroit où les sangliers faisaient des dégâts aux
cultures.
J'allais au pas, bercé par ma monture, quand soudain
j'aperçois le grand sanglier gris traversant tranquillement l'allée devant moi.
Sans prendre la peine de réfléchir et n'écoutant que mon
cœur, je mis mon cheval au grand trot et je filai dans l'intention de rejoindre
mon piqueux, La Jeunesse.
Je n'y parvins qu'au rendez-vous. Deux de nos amis, de ceux
qui ne sont jamais en retard, s'y trouvaient et, ayant rapidement annoncé
l'étonnante nouvelle, tout le petit vautrait retourna à l'endroit où j'avais vu
mon animal.
L'enceinte des Moines a une certaine célébrité en forêt des Trois-Couteaux.
Est-ce depuis qu'un veneur caustique l'a baptisée : « la salle de bal
des sangliers », frappé qu'il avait été un jour, en faisant le bois, par
les nombreuses sentes battues comme des routes qui convergeaient sous une sapinière ?
Le centre de l'enceinte était si fourré qu'il y formait un carré de plusieurs
hectares où la terre, mise à nu par les gorets, avait la dureté d'une aire de
grange ; on n'y comptait plus les sapins au tronc usé par le frottement de
la rude soie des bêtes noires, couturés de coups de boutoir que les mâles en
bonne humeur y décochaient pour se distraire, ou plutôt parce que les 200
hectares qui s'y trouvent, n'étant qu'un fouillis de ronciers alternant avec
l'épine noire, l'ajonc et les rares cépées de chênes ou de trembles, en font
une des plus terribles enceintes que l'on puisse voir ; très mal percée,
elle était presque impénétrable pour les hommes s'ils ne suivaient pas, à
quatre pattes, dans les endroits les plus difficiles, les coulées tracées par
les grands animaux.
Le pigache, qui connaissait tout cela bien mieux que vous ou
moi, s'était baugé en lisière de la « salle de bal », sur le bord
d'un petit layon qui zigzaguait sous bois.
Nous abordions, et c'était une chance de plus, l'enceinte à
bon vent ; j'avais pris les devants et, les chiens découplés derrière
l'homme, j'arrivai à l'endroit où je croyais que nous devions croiser la voie.
Tout à coup deux chiens portèrent au vent ; comme ils étaient parmi les
plus sérieux et les plus sages, je les laissai entrer au fort. Au même instant,
l'ami qui était à côté de moi me faisait voir du bout de son fouet la trace
énorme d'un sanglier, bien marquée dans la boue et bien pigache aussi, comme le
montrait un de ses ongles beaucoup plus court que l'autre.
Sur cette voie saignante le rapprocher marchait vite, les
clameurs maintenant déchiraient le silence de la grande forêt et le sanglier,
aux premiers récris des poitevins, avait quitté sa bauge et venait sauter à
cinquante mètres de notre autre ami qui lui envoya une balle lui fracassant la
mâchoire inférieure ; sous la douleur il se cabrait comme un cheval sous
un coup de mort brutal, mais il disparut sous bois sans être tiré de nouveau.
Les chiens passèrent comme des furieux, emmenant la voie à
plein train. Mais ce fut une courte pointe d'un kilomètre peut-être, et
l'animal bientôt revenait dans la salle de bal.
L'aventure tournait mal, dans cet horrible fourré le
sanglier pouvait se faire battre et rebattre, et user et dégoûter les chiens
sans qu'on puisse les aider d'une façon quelconque. Et, en effet, le grand pigache
tournait au plus fort du piquant, se laissant aboyer parfois, puis repartait.
Je tremblais pour mes chiens, car j'ignorais alors la bienheureuse blessure de
notre sanglier qui l'empêchait de taper dans mes toutous.
Ce petit jeu dura une demi-heure peut-être, puis, allongeant
ses randonnées, il gagna la partie extrême de l'enceinte, un peu moins fourrée,
et où une compagnie de sangliers déboulant sous le nez des chiens causa la
grande salade. N'ayant que peu d'enthousiasme pour chasser un pareil
adversaire, plusieurs chiens partirent sur des bêtes rousses, plusieurs chasses
se formèrent où les jeunes chiens se distinguaient évidemment, et ne restèrent
sur l'animal de meute que le vieux Vagabond, Homard, Hirondelle et une petite
chienne à sa deuxième saison, la bonne Giboulée.
Aidé de La Jeunesse, qui pestait comme un diable, nous
partîmes pour rompre les fautifs ; ce fut assez facile, car, si mes
poitevins commettaient aisément une bêtise, emportés qu'ils étaient par leur
fougue et leur amour de la chasse, un enfant qui se serait placé en travers de
la voie une badine à la main les aurait arrêtés. Aussi bientôt ils suivaient
les chevaux sagement, pendant que j'essayais de rejoindre la chasse.
Et ce qui, en temps ordinaire, aurait pu compromettre le
succès de la journée tourna finalement à notre avantage. Le sanglier, n'étant
plus mené que par quatre chiens qui criaient relativement peu au fourré et
chassaient de loin, reprit confiance et quitta la « salle de bal »,
où, s'il avait eu tout le vautrait à ses trousses, il aurait tourné
inlassablement et une fois encore aurait probablement sauvé sa peau.
Avançant sous le vent, j'entendis bientôt mes quatre bons
chiens ; Homard traînait victorieusement son récri de grand hurleur,
tandis que Giboulée de temps en temps modulait un appel flûté de sa voix légère
de soprano et que Vagabond, seul anglais du vautrait, cognait sur un ton aigu
des plus britanniques. Ils avaient vidé l'enceinte et montaient vers la Croix-des-Joncs
à travers de hautes futaies très claires et coulantes, où La Jeunesse put faire
rallier ses chiens.
Est-il à la chasse spectacle plus réjouissant que le moment
où on remet à la tête le gros de l'équipage arrêté sur quelque change ?
Les chiens, quand on leur livre la bonne voie, rallient comme des furieux à
leurs sages camarades en qui ils ont si grande confiance ; aux cris des
veneurs, aux fanfares des trompes, ils répondent par une explosion de voix
hurlantes ; comme s'ils avaient à cœur de réparer leur erreur, ils
chargent à plein train avec une ardeur nouvelle, une conviction décuplée.
C'est cet agréable moment que nous goûtions alors, et je me
revois jeune — image agréable pour moi maintenant ! — bien calé sur mes
étriers et embouchant ma trompe pour des bien-aller joyeux que La Jeunesse, en
bon piqueux, soutenait de son mieux.
Le pigache perdait du sang ; gêné par son horrible
blessure, étouffé par la menée endiablée des poitevins qui volaient sous ces
futaies claires, il gagna un taillis d'une dizaine d'années pour faire tête.
J'entendais le ferme et, prenant au galop un layon, j'arrivai vite près de
l'endroit où les chiens du petit vautrait aboyaient leur sanglier. Mettant pied
à terre, j'attachai mon cheval à un baliveau, me débarrassai de ma trompe et de
mon fouet, pris ma carabine et avançai dans le bois si peu fourré.
Au ferme roulant, le grand pigache se déplaçait lentement,
tenant en respect les poitevins. Assez éloigné encore du lieu où brossait le
sanglier, je courais à travers bois, empêtré dans mes bottes, gêné par mes
éperons qui s'accrochaient aux brindilles et aux ronces et retardaient ma
course. Le sanglier avançait toujours ; sacrant entre mes dents, je
galopais à toutes jambes pour essayer de le rejoindre et lui donner le coup de
grâce. Enfin je l'aperçus entre deux cépées, mais, énervé et mis hors d'haleine
par ce parcours mouvementé, je le tirai au coup d'épaule et le manquai comme un
conscrit. Qui n'a pas dans sa vie commis semblable faute me jette la première
pierre !... Aux coups de feu, le pigache déboula en trombe dans la
direction du maladroit tireur, qui eut juste le temps de faire un bond de côté
pour éviter le coup de boutoir ; le grand sanglier, affolé lui aussi,
venait passer presque dans les jambes de mon cheval qui, pourtant aguerri, se
cabra violemment et, cassant la longe du licol de chasse, partit au galop.
Heureusement, La Jeunesse l'aperçut et put le reprendre
facilement, car, sa terreur passée, il était redevenu calme et sage. Pendant ce
temps, et tranquillisé sur son sort, je courais toujours ! Le goret se
faisait battre dans une enceinte voisine un peu plus fourrée, où il avançait
doucement. Me coulant dans le fort je pus enfin approcher le grand sanglier
gris ; il était arrêté devant une petite clairière et, à travers les
genêts, je revois encore sa magnifique et redoutable silhouette. Les chiens, en
cercle, l'aboyaient ; je le visai soigneusement et à quinze mètres lâchai
mon coup de carabine. Le pigache bondit et disparut une fois encore. Croyant
l'avoir manqué, je pestais violemment. Mais mes chiens aboyaient à quelques
mètres de là, je m'y dirigeai et je vis mon sanglier qui se débattait dans les
sursauts de l'agonie ; la dernière balle l'avait bien touché, mais le
bougre avait la vie dure !
Et voici comment finit, banalement en somme, celui qui avait
été plusieurs saisons la terreur de trois forêts dans ce bon pays de Touraine,
il y a déjà longtemps.
Guy HUBLOT.
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