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Les chiens courants en montagne

Plusieurs de mes lecteurs m'ont écrit pour me demander si, pour chasser le chamois, les chiens courants ne seraient pas très utiles. Je me permets d'abord de faire observer que, dans la plupart des départements alpins, la chasse du chamois en battue est interdite. Cela semble impliquer, à plus forte raison, l'interdiction de la traque appuyée par des chiens courants. Ce point de droit établi, examinons quand même si les « courants » seraient efficaces en montagne.

Il faut soigneusement séparer le terrain de chasse en deux zones : dans l'une, les forêts et les broussailles qui finissent au pied des hauts pâturages dénudés ; dans l'autre, la montagne proprement dite, avec ses éboulis, ses glaces et ses rochers.

En forêt, les chiens sont assurément efficaces, quoique cette efficacité ait considérablement diminué dans certaines régions. Les chamois, surtout les vieux solitaires, ont vite compris qu'il y avait un lien entre la poursuite des chiens et les coups de fusils, et, dans les districts où les courants sont fort utilisés, le chamois ne « monte » plus. Peu chassé, il avait tendance, aux premiers aboiements, à quitter la forêt pour se réfugier à haute altitude et sortait précisément à découvert pour monter par un couloir, empruntant exactement les voies gardées par des tireurs. Maintenant, ils tournent et retournent sous bois, et se font battre indéfiniment en forêt, sans émerger en vue des chasseurs. C'est une éducation qui s'est faite peu à peu, et la leçon est bien apprise.

J'ai vu, au cours de ces dernières années, des cas très nets de hardes descendant à fond de train, dès la première alarme, pour gagner le refuge de la forêt.

D'autre part, ce genre de chasse est très meurtrier pour les femelles. Rien ne distingue, à première vue, une chèvre d'un bouc chamois, tous deux portant des cornes. A l'approche on a tout le temps, à la jumelle, de les différencier, soif à leur aspect, soit à leur allure, car on les a souvent en vue pendant des heures avant de pouvoir tirer. Mais un groupe de bêtes talonné par des chiens et montant un couloir au grand galop ne sera visible que pendant peu de secondes, et le tireur alignera la première bête qui passera devant son guidon, quitte ensuite à être assez penaud du résultat.

En haute montagne découverte, le chien est plus nuisible qu'utile. Là, pas de passages obligés, ou plutôt une infinité de passages dans des chaînes immenses. Découpler des chiens sur des chamois aperçus équivaut à les envoyer à toute vitesse à plusieurs journées de marche. Ensuite, les chiens reviendront ... s'ils reviennent. Ils reviendront complètement fourbus, les pattes saignantes d'avoir couru dans les pierres vives et les éboulis râpeux, où seul le sabot du chamois, dur comme le fer, peut résister.

Et, bien souvent, les meilleurs chiens ne reviennent pas. Le chamois n'a nullement peur du chien en soi, il ne le craint que parce que sa venue annonce celle de l'homme. Dans les pentes où a lieu la poursuite, le chien, n'a aucune chance de le rattraper, et je ne connais aucun cas de chiens ayant « coiffé » des chamois, comme cela se passe, par exemple, pour le sanglier serré de près. Un bouc fera tête et attendra le chien, les cornes basses, la tête collée au rocher, dissimulé au tournant d'une voie étroite. Lorsque le chien arrive, le chamois le lance dans le vide d'un mouvement du cou et l'envoie s'écraser à des centaines de mètres en bas de la paroi, puis il fait demi tour sur un espace large comme les deux mains et reprend sans hâte sa retraite. Le plus souvent, les chamois se hissent à grands coups de reins dans un couloir, s'accrochant à des saillies minuscules, et disparaissent vers les sommets, tandis que les chiens restent à aboyer en bas. Et c'est mieux ainsi, car les chiens qui tentent de suivre ont bien des chances de ne pas revenir. Ils montent — on monte toujours — jusqu'à ce qu'ils soient « enrochés » sur quelque replat d'où ils ne peuvent plus descendre, le plus souvent inaccessible à l'homme sans un matériel spécial de marteaux, de cordes, de pitons et de mousquetons dont le chasseur ne peut songer à se charger. Un jour, une nuit, un jour encore ..., et le chien tombe. Parfois les oiseaux de proie le repèrent, impuissant, et tournent autour de lui leur ronde en silence. Alors, au bout de quelques minutes, le chien s'affole, tournoie et s'abat aux pieds des roches, dans l'éboulis. Je ne sais rien de plus lugubre qu'un chien perdu ainsi à mi-hauteur d'un mur de rochers, au delà de tout secours, et qui hurle lamentablement dans la nuit qui vient. Une fois, après deux jours d'efforts vains, le propriétaire d'un chien m'a demandé — presque en pleurant — d'en finir d'un coup de carabine, dernier service qu'il ne pouvait pas prendre sur soi de rendre à la pauvre bête.

Il est donc à mon avis inhumain d'emmener des chiens courants en montagne. Et Dieu sait pourtant que je n'ai aucun faible pour ces chiens-là ! Autant un beau chien d'arrêt planté devant la touffe de sapinettes d'où va jaillir un beau coq bleu est un spectacle splendide et digne d'être coulé en bronze, autant le courant à la gueule puante, que j'ai vu dévorer à belles dents la cuisse d'un chevreuil blessé encore vivant, n'éveille en moi aucune sympathie, n'en déplaise aux veneurs impénitents.

Deux fois, il m'a été donné de voir de vieux chamois arrêtés en lieu sûr et considérant les chiens. Le premier s'était hissé je ne sais comment au sommet d'un gros bloc carré, à demi enfoncé dans une pente d'ardoises. Le haut du rocher était couvert d'une herbe drue, où le bouc s'était couché le plus tranquillement du monde. Il semblait là un abbé en chaire, considérant ses fidèles. Quatre chiens, au pied de la roche, sautaient et aboyaient à qui mieux mieux, et il les regardait, à dix mètres sous lui, en branlant de la tête le plus comiquement du monde. A trois cents mètres de là, allongé sur une crête, les yeux à la jumelle, je ne perdais pas une seconde du spectacle. Le bouc était indifférent, en pleine sécurité. Comme un de mes amis en avait descendu un, au petit jour, et que nous aurions assez à faire de nous relayer pour le porter au chalet, à cinq bonnes heures de là, je n'avais aucune envie de tirer. Enfin, au bout d'un petit quart d'heure de ce jeu, je me levai ... D'un seul jet le bouc s'était dressé, avait sauté en contrebas sur une petite éraflure de rocher et, y prenant une battue, passa d'une seule détente, comme en planant, au-dessus de la tête des chiens, pour descendre se perdre en forêt. Ce soir-là, le meilleur chien ne revint pas, et, huit jours plus tard, je vis sa carcasse au pied de l'à-pic dans lequel le bouc l'avait entraîné à sa suite.

L'autre, un solitaire également, s'en alla se planter sur une vire rocheuse, à cinquante mètres au-dessus du talus d'éboulis, et de là-haut narguait les chiens. Il me fallut une demi-heure, en grimpant fort, pour arriver à la base du rocher. A ma vue, il s'était simplement reculé, pour se mettre à l'abri des balles. Cela pouvait très bien durer jusqu'à la nuit, ou jusqu'au lendemain. Ces cinquante mètres me prirent un bon quart d'heure à grimper, m'arrachant les ongles sur des prises toutes morales ... Comme j'arrivais sur la vire, les chiens redoublèrent leurs aboiements. Je n'étais pas assez vaniteux pour imaginer qu'ils saluaient mon exploit, et un simple coup d'œil me montra toute la bande filant à pleine allure à la poursuite de mon bouc qui était descendu par une fente connue de lui seul et gagnait une autre remise. Je le mis en joue ... les corps blancs et bruns des chiens étaient dans la ligne de tir. Je sortis mes cartouches pour la descente en rappel, et je n'ai jamais revu ce bouc-là.

Et puis le chien, s'il est un peu gros, est épouvantable à tenir en laisse, à la descente, dans un sentier. Dans les mauvais passages, il risque fort de se prendre dans vos jambes et de vous jeter en bas. Quand il a bien couru et qu'il s'est désaltéré d'eau de neige, vous pouvez être certain que les coliques vont le tordre toute la nuit. Sans compter que sa lancée et ses hurlements ont alerté tous les chamois à des heures à la ronde. Dans l'ensemble, leur emploi est plutôt fâcheux qu'utile, et j'ai vu plus de cas où ils ont mis les chamois sur pied à contretemps que de chamois réellement tirés dans des conditions où l'on n'eût pu se passer du chien.

Aussi, à part un roquet qui suit à l'arrière-garde, pour retrouver les boucs blessés, les chiens, les « jours de chamois », restent sagement à la maison.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°652 Juin 1951 Page 339