Comment pouvait-on reconnaître les habitudes des poissons,
en viennent à se demander aujourd'hui les chasseurs sous-marins, alors qu'on ne
pouvait pas les observer directement ?
Quand on ne pêche pas un poisson ; par tel fond, à
telle heure, dans telle saison, cela ne veut nullement dire qu'il n'y est pas,
mais seulement qu'on ne lui a pas tendu le piège qu'il fallait, par ce fond, à
cette heure, en cette saison ... Autrement dit, la preuve négative — pour
parler comme les juristes — n'existe pas en pêche. Seule peut exister la preuve
positive : si j'ai pris ici, à telle heure, ce poisson, si j'en prends
beaucoup ; c'est que cette espèce était présente là.
Ainsi, pour les rascasses, les chapons et les scorpènes,
dont nous avons étudié l'anatomie en un autre article (1), que pouvions-nous
savoir de leurs mœurs avant l’ère de la chasse sous-marine, donc de
l'observation directe ? Rien de très exact ...
Les livres en effet font vivre les chapons sur des fonds de
sable ; or les plongeurs ne les rencontrent que sur des murs de rochers,
ou bien, parfois, sur des lits de cailloux, au fond des failles. Certains livres
font rassembler les scorpènes pour frayer ; or les plongeurs ne les voient
jamais qu'isolément.
Ils rencontrent et tirent beaucoup plus de chapons que de
rascasses. Cela pour une raison bien simple : la rascasse, plus petite et
plus sombre, ne se distingue pas dans les coins de rochers où elle est à
l'affût ; le chapon, plus gros et rouge, sinon rosé, se voit, au contraire,
dans les anfractuosités les plus obscures.
Nous avons systématiquement interrogé les meilleurs
chasseurs au harpon de la Côte d'Azur sur chaque poisson, l'un après l'autre.
Voici quelques intéressantes notations sur les scorpènes.
« Collées à des murs, elles se découpent nettement sur
les rochers sombres ... Lorsque j'en vois, je cherche des langoustes ;
le plus souvent les deux bêtes cohabitent. » (J. P. SOUQUET.)
« Les chapons se découvrent avec facilité et se tirent
encore plus facilement. Totalement confiants dans leur extraordinaire mimétisme
qui leur donne l'aspect d'un rocher, ils ne bougent pas. Il faudrait les
chasser de la pointe du fusil pour les faire partir. Les rascasses sont, elles,
totalement invisibles. » (Dr PIROUX.)
« Parfois, en profondeur, on ne voit les chapons qu'à
un détail : un aileron rouge qu'on prend d'abord pour un coquillage. Ils
se laissent tirer à bout portant comme les courlis qui, dans les marécages, se
laissent prendre à la main, sachant que l'immobilité est leur meilleure
protection. » (Paul GiRARD.)
« Ils sont toujours camouflés sur une corniche ou sous
un surplomb. On les trouve surtout lorsque l'eau fraîchit. » (Maxime
FORJOT.)
« Les pêcheurs les prennent assez profondément. Nous
autres, nous en rencontrons sous quelques mètres d'eau. Je les tire à dix
centimètres. Et même, si le bout du fusil les touche, on n'a pas à craindre
leur fuite : un mètre plus loin, les voilà de nouveau posés. » (Louis
LEHOUX.)
On voit que ces poissons demeurent toujours immobiles. Or c'est
exactement l'attitude qui est la leur dans les aquariums. En captivité, on peut
donc les observer dans leur comportement naturel. Leur prison ne bouleverse pas
leur existence ; ce qui explique qu'ils s'y habituent fort bien. Pour une
fois, l'aquarium donne une vue véridique d'un spectacle sous-marin. Ce que nous
voyons derrière la vitre, c'est exactement ce que voient les plongeurs :
des scorpènes à l'affût. Mais cela, nous le voyons mieux encore, car nous
approchons du regard sans fond des scorpènes et pouvons rêver longtemps devant
leur insondable rêverie.
Dans ces immenses yeux sans paupières, rien qu'en pupille,
béants sur leur mystère intérieur, quelle est la limite du sommeil et de la
veille ? ... A Monaco, souvent les visiteurs de l'Aquarium passent
devant le bac sans s'arrêter : ils le croient vide. Les scorpènes, en
effet, se camouflent dans les corniches du rocher artificiel, se plaquent dans
les surplombs ; et leur peau semble rocher, du même grain, de même
couleur.
Elles ne bougent pas. Seule, leur gueule de dogue aux larges
commissures tombantes que frangent des fragments cutanés, leur gueule manifeste
de la vitalité, la vitalité par excellence, la respiration. Sur ces poissons
totalement inertes, aux voies respiratoires monstrueusement développées, bouche
et ouïes, il est facile d'étudier ce que Roule appelle la « mimique »
respiratoire : les lèvres s'écartent ; la bouche s'entrouvre pour
aspirer de l'eau ; les opercules se distendent pour parfaire l'aspiration ;
toute la tête semble se gonfler ; la bouche se referme ; les
opercules commencent à se resserrer ; l'eau compressée alors, ne pouvant
pas ressortir par la bouche, force sur les membranes qui ferment les ouïes, les
soulève et ressort après être passé sur les branchies.
En plein été, cette grimaçante mimique s'accélère ; on
a l'impression que le poisson halète comme nous, parce qu'il a chaud. C'est
exact : il accélère sa respiration, mais non parce qu'il a chaud :
parce que l'eau attiédie contient moins d'air en dissolution. Plus la température
monte, moins l'eau peut dissoudre d'oxygène et plus le poisson doit en faire
passer sur les peignes de ses branchies.
Elles ne bougent pas, les scorpènes. Mais, si on leur jette
une proie, alors, brusquement, comme un diable sortant de sa boîte et y
revenant aussitôt, elles la happent. Leur proie engloutie dans leur gueule
énorme, elles semblent alors ne pas la déglutir, mais la conserver dans la
bouche, immobiles à nouveau.
Les petites bougent encore moins, cachées au plus profond
des anfractuosités, dans la crainte perpétuelle d'être dévorées par les
grosses.
Les corps triangulaires des chapons se marbrent de taches claires
ou sombres, roses et rose clair, minium et noires, rouges et brun rouge. Mais
essayez d'identifier les individus à leur taille ou à quelque autre signe autre
que la couleur ; et revenez un autre jour. Vous pourrez alors remarquer
que le chapon rouge est devenu noir, et le brun devenu rose. C'est là une des
plus extraordinaires démonstrations du mimétisme : dans ce bac, les
couleurs des poissons ne dépendent pas d'eux-mêmes, mais de la place où ils se
trouvent : il y a l'endroit, près de la surface, où le chapon est rouge,
la corniche ombreuse où il est brun, le fond de galets où il devient très
clair, la pierre près de laquelle il est couleur de pierre, l'anfractuosité
noire où il se fait noir, et mieux, là zone où le ciment du rocher artificiel
apparaissait en plaques blanchâtres, la scorpène qui s'y pose devient
blanchâtre avec les mêmes taches brunes que le ciment.
Et, dans un autre bac, plus petit, des bébés scorpènes
virent du rose au mauve, au violet, au rouge selon qu'ils se tiennent sur du
sable, sous une pierre, dans un arbre de corail.
Toutes ces nuances se brouillent sous une peau sans écailles
apparentes, une peau épaisse, spongieuse, que l'on sent gluante de mucus et qui
semble prête à se desquamer, et qui se soulève dé]à, par-ci par-là, en menus
lambeaux déchirés.
La tête trop large, osseuse, épineuse, monstrueuse,
terrible, d'où montent des crêtes et des cornes charnues, d'où pendent des
lanières cutanées, hérissée d'excroissances comme un rocher, repose sur le roc.
Il est des animaux plus laids dans la mer, de plus féroces,
de plus extraordinaires encore ; il en est peu qui donnent comme les gros
chapons l'impression d'êtres d'un autre monde à cause de leurs yeux sans
regard, leurs yeux comme des trous.
Portés sur des orbites en relief, ils semblent les cratères
de ces pustules. Encerclés dans une sorte d'iris en couronne, dans un anneau
aux segments rayonnants alternativement clairs et sombres, ils semblent de
fabuleux joyaux qui rougeoient d'un feu profond. Parfaitement rondes, leurs
énormes pupilles vides, selon l'incidence de notre regard, s'éteignent
brusquement ; alors elles ne sont plus que de grands trous incompréhensibles,
vaguement laiteux, des trous ouverts sur quoi ? Il faut changer légèrement
de place, baisser la tête, pour que, de nouveau, les pupilles se chargent de
lumière ;
alors on s'assure que ces êtres ne sont point fait d'un vide
épouvantable. Oui, ce vide, cette obscurité épouvantent l'homme qui ose les
regarder en face et qui voudrait chercher dans ce puits sans fond le mystère
même de la vie.
Voici que, malgré nous, des mots comme « extraordinaire »,
« incompréhensible » sont venus sous notre plume. Nous voudrions
pourtant échapper au coutumier travers de tant d'humains qui les fait s'étonner
de tout ce qui n'est pas leur égoïste univers ? Mais nous ne pouvons
esquiver l'habituel réflexe d'un être devant un étranger ; nous réagissons
toujours comme les Français de Montesquieu devant un Persan : « Comment
peut-on être Persan ? »
La scorpène a beau être parfaitement ce qu'elle doit être
pour vivre sa vie de scorpène, la vie marine a beau être la plus primitive et
la plus normale et la plus fréquente des vies, nous ne pouvons nous défaire de
ce vice naturel qui nous fait penser devant un poisson : « Comment
peut-on être poisson ? »
Une barrière invisible nous sépare : une glace ;
plus exactement, une limite entre deux milieux transparents, une limite entre
deux indices de réfraction. Pourquoi tout rapporter au milieu aérien ?
J'essaie de me mettre à la place des poissons qui me
regardent et ne semblent pas me voir. J'essaie de penser : « Comment
peut-on être humain ? »
Pierre de LATIL.
(1) Voir Le Chasseur Français de mai 1951.
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