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Cyclotourisme

Comparaison

Les Français oublient tout, dit-on parfois. Je crois que tous les habitants de la planète font de même. Les pires souffrances, dès qu'elles ont pris fin, sont balayées de leur mémoire, pas de la mienne malheureusement.

Permettez-moi d'évoquer entre deux déjeuners exquis et abondants en quelques-unes de ces villes où m'attirent chaque dimanche une réunion, un challenge, un rallye ou un brevet, d'évoquer certaine concentration de cycles qui eut lieu en l'un de ces mois de pointe de la restriction généralisée, sous l'occupation allemande.

Notons d'abord l'étonnant mélange d'une réunion de cyclotouristes de la guerre. (Bordeaux avait été sévèrement bombardé la nuit précédente. La France était envahie, il semblait que la promenade à bicyclette dût passer à l'archi-dernier rang de nos soucis et même qu'elle fût devenue impossible.) Eh bien ! non. Il y avait toujours une Fédération. On s'y chamaillait ferme. Une des leçons de la défaite et de l'occupation ennemie avait été ... tenez-vous bien : que la F. F. S. C. s'appellerait désormais la F. F. C. T. et, emportée par l'ouragan du nationalisme régénérateur, deviendrait quelque chose comme une pépinière d'amateurs désintéressés du cyclisme sur laquelle planerait l'autorité de la F. F. C. ... Enfin, quelque chose comme ça, alors que les Allemands étaient à Biarritz !

Les cyclos girondins et charentais n'y comprenaient évidemment pas grand'chose et ne cherchaient pas à comprendre davantage, mais ils trouvaient naturel et agréable de se réunir comme par le passé. Un lieu de concentration fut choisi qui possédait une boulangerie, une boucherie, une auberge. L'auberge, c'était une salle avec des tables sur lesquelles il appartenait aux cycles de mettre quelque chose. Toutefois, on y pouvait obtenir un peu de vin. Restait à se débrouiller dans le village pour avoir du pain (le boulanger fermait à onze heures), quelques œufs et peut-être, en frappant à beaucoup de portes, une nourriture quelconque, inattendue, secrète, qui pouvait être aussi bien du pâté fait avec des déchets que quelques pommes de terre ou un peu de saine et appétissante cochonaille.

Pour ma part, j'avais jugé prudent de me caler les gencives tout au long du trajet (deux œufs par-ci, une tranche de porc par-là, au hasard de la rencontre et de l'accueil, et aussi de l'échange, car je m'étais muni d'une paire de savates et d'une chambre à air [rouge !] à offrir en cas de résistance au numéraire et de dureté très vive à la détente). Malgré tout, les 80 kilomètres m'avaient creusé, et j'esquissais comme tout le monde une chasse au comestible, mais elle était assez décousue, et, quand j'arrivai à l'auberge, je ne pus disposer sur la table qu'un assortiment de restes de casse-croûte dont je fus assez honteux.

Presque tous les cyclos montés sur pneus noirs et garantis anti-souples tiraient des remorques, et c'est de ces remorques qu'ils extrayaient une bonne part de leurs victuailles. Ils avaient, ainsi équipés, couvert des distances assez considérables, ce qui prouvait leurs hautes qualités de tireurs, de chevaux de trait, de pousse-bagages ... et de cyclos philosophes résignés.

Nous étions bien une cinquantaine. La visite de la ville, les photos de groupes, les conversations fédérales ou pseudo-techniques à propos de magnétos ou de dérailleurs, me remettaient tout à fait dans l'ambiance d'avant guerre. Je ne doutais plus que pour s'exercer, se pratiquer encore dans de pareilles conditions, le cyclotourisme portât en lui des germes d'immortalité.

Nous étions tout bardés de cartes, de cartes non routières, mais d'identité, d'alimentation, de carnets de tickets et d'une foule de petits cartons et papiers pointillés d'où dépendait qu'on nous tolérât sur les routes et nous permît de manger, sans parler de « bons » de vêtements, de pneus, de tabac, de toutes sortes de choses qui pouvaient parfois servir aux gens patients et de bonne volonté, mais dont j'ai toujours ignoré le maniement, préférant utiliser le troc qui a plus d'allure et plus de grandeur quand il s'agit par exemple d'un échange direct, solennel (tape là, vieux !), d'une barrique de rouge 13° contre un cochon bien gras.

Bref, ce fut une journée assez particulière, fort agréable, où j'admirai, plus encore que le paysage, la parfaite adaptation presque immédiate de tous ces cyclos aux épouvantables conditions d'une existence d'affamés dont rien ne laissait prévoir l'atténuation ni la fin.

Et pourtant, cela prit fin, non certes avec le départ des Allemands, car c'est après eux que notre ration de pain noir au mastic fut réduite à 200 grammes, en même temps que la fabrication des fausses cartes atteignait l'ampleur des grandes industries. Non, cela prit fin beaucoup plus tard, le jour où le « Ravitaillement », ne pouvant plus résister à la formidable poussée de l'abondance, craqua, se cramponnant encore au sucre et au café, puis y renonçant, se dispersa, évacua ses immeubles, s'anéantit enfin sous la formidable vague de prospérité qu'aucun décret ne pouvait plus combattre, qu'aucune mystique, aucune phraséologie menteuse ou roublarde ne pouvait vaincre et qui allait nous submerger de victuailles magnifiques à nous en faire lécher les babines et péter la ceinture !

Et maintenant, me voici, presque chaque dimanche, plus ou moins en appétit, assis à une table avec quelque cent, deux cents, trois cents cyclotouristes qui, comme moi, n'ont même pas jugé utile d'emporter quoi que ce soit dans leurs sacoches, puisque « l'on trouve de tout partout », et qui jugent cela tout naturel, indifférents à ce miracle de la multiplication à l'infini des calories et à la surcharge des étalages, au super afflux des conserves, des fromages, des gâteaux, au rétablissement des grandes libertés : liberté du beurre, du lait, etc., enfin à toutes sortes de merveilles qui ne nous sont nullement dues, j'entends qu'elles ne nous sont pas dues par le destin, et qu'il n'a peut-être pas tort ce doux maniaque qui, chaque matin à son réveil, s'émerveille de saluer une fois de plus la lumière du jour, ni cet autre qui bénit le ciel de trouver, deux ou trois fois par jour, quelque chose dans son assiette, ni ce cyclotouriste qui va, les poches vides, devant lui, n'ayant qu'à désirer pour recevoir.

Mes amis ont-ils raison ou tort de s'émouvoir si peu et de considérer ce retour si rapide (et sans doute provisoire) du Rien au Tout, comme logique et tout à fait ordinaire ?

Moi, c'est peut-être parce que j'ai appris à remercier Dieu de me donner mon pain quotidien que je m'émerveille de le voir m'offrir tant de superflu ! C'est peut-être plus simplement parce que je ne m'habitue jamais à la souffrance et ne me lasse jamais de son contraire. Et c'est peut-être aussi parce que je suis convaincu que l'idéologie de la restriction est un des fruits les plus abominables de la guerre.

En attendant, mes cyclos bien nourris, à vos chansons ! à vos histoires de gendarmes ! à vos discours de bienvenue ! à vos brevets et diagonales !

Je vous assure que, quand vous claquiez du bec, vous faisiez moins de bruit. Honnie soit la « douceur du mal vivre » imaginée par un grand écrivain qui sans doute s'en mettait plein la lampe ! ... Et que la France reste à jamais une nation prospère !

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°652 Juin 1951 Page 348