On parle beaucoup, depuis quelques années, du bateau
multicoque ou catamaran. Après une méfiance instinctive envers ce nouveau venu,
le plaisancier entrevoit les incontestables avantages de ce genre d'embarcation.
Mais on voudrait des références, et il y en a peu, car il y a peu de
catamarans, surtout dans le type croisière. En 1947, le catamaran Ananda,
de 13 mètres de long, comprenant une coque et deux flotteurs, traverse
l'Atlantique, mais dans des conditions difficiles, se conduisant comme un « ... bateau
hystérique et infernal », dira un des équipiers, et il arrive avec un
flotteur plein d'eau. Les quelques relations connues du voyage révèlent un
bateau et un équipage très imparfaitement au point. En juillet 1950, le Copula,
catamaran de 14m,50 avec deux coques de 1m,50 de large en acier soudé, gréé en
goélette, appareille de Bordeaux par une croisière d'étude autour du monde. En
janvier dernier, il faisait escale à Fort-de-France. Il est encore trop tôt pour
tirer les enseignements de sa croisière, mais on sait que la tenue à la mer du Copula
a été satisfaisante après les tâtonnements du début, où une mauvaise
répartition des poids faisait piquer le nez exagérément dans la lame. Il est à
noter que l’Ananda et le Copula portaient des voiles lattées
comme celles des jonques chinoises.
L'expérience la plus riche d'enseignements est incontestablement
le fameux voyage du capitaine Eric de Bisschop et de son équipier, le Breton Tatibouet,
des îles Hawaï à Tanger par Le Cap en deux cent cinquante jours, à bord d'un catamaran
inspiré des doubles pirogues polynésiennes. Le récit de cette croisière
d'Honolulu à Cannes a fait l'objet d’un livre dont le titre porte le nom du
vaillant petit navire : Kaimiloa (1). Tous ceux qui s'intéressent à
la mer ont lu ou liront ce prodigieux roman d'aventures. Partis de Chine avec
une jonque, Bisschop et Tati font naufrage sur les récifs de Formose. Ils ne
peuvent rien sauver ; tout est pillé par les pirates. Ils construisent une
deuxième jonque, plus petite, et le capitaine peut reprendre ses chères études
sur le contre-courant équatorial. Aux îles Marshall, ils sont prisonniers des
Japonais ; enfin, après une traversée tragique, à court de vivres, ils
arrivent complètement épuisés aux îles Hawaï. Pendant qu'ils reviennent à la
vie à l'hôpital des lépreux, leur jonque s'éventre sur les rochers.
Bisschop ne se décourage pas et, aidé de Tati, il
entreprend, sur la plage d'Honolulu, la construction d'une double pirogue
polynésienne d'après ses propres plans. Le système de liaison, point
particulièrement délicat, ne sera pas rigide.
Avec des chaînes et de vieux ressorts de tramway, il fixe à
la plate-forme les deux coques qui pourront jouer légèrement. Les deux mâts
sont solidement haubanés et, comme il l'avait fait sur ses deux jonques, il
utilisera les voiles chinoises à bambous, à cause de l'extrême facilité de
manœuvre. Pour prendre un ris, on file simplement la drisse, et la voile se replie
sur elle-même en accordéon. En cas de déchirure, pas d'importance ; ça ne
va pas loin et on répare quand on a le temps. Le chantier devient bien vite un
centre d'attraction. Les amis et les curieux défilent. Tous sont sceptiques, et
chaque jour on leur demande où en sont leurs « deux cercueils ». Seule
une jeune et belle amazone hawaïenne, Papaleaina, descendante d'un conquérant
de l'île, retrouve dans cette double pirogue le souvenir de ses ancêtres et
encourage les deux Français. Enfin, le 7 mars 1947, le Kaimiloa
appareille. Il y a foule sur les quais, et c'est sous des acclamations
enthousiastes que le petit navire cingle vers la France. Alors se succèdent les
périodes de mauvais temps alternant avec les beaux jours. Le 14 avril, escale à
Futuna, île heureuse et pittoresque, où les indigènes vivent dans la paix et
l'harmonie. Paradis perdu de l'âge d'or d'où l'on ne voudrait plus repartir.
Mais Tati ne pense qu'à sa Bretagne, et c'est le départ pour la Grande
Barrière, qu'ils franchissent à vue de nez, en touchant d'ailleurs une tête de
corail. Puis c'est l'île Coconut, la mer d'Arafura, Bali. Partout ils effrayent
les indigènes et les colons. Quand on voit cet étrange bateau avec sa voilure
chinoise, on les prend pour des Japonais. Bisschop dresse en passant la carte
d'un récif et d'un banc de sable marqué P. D. (position douteuse) sur les
cartes marines, et il étudie les marées, les courants et les fonds. Quant au
bateau, il se comporte admirablement. Il tient sa route comme un vapeur,
encaisse les coups de mer en souplesse et navigue seul, barre amarrée,
atteignant jusqu'à 165 milles par jour. Le 19 juin, escale à Sourabaya, où l'on
fait des vivres. Le 1er juillet, ils sont dans l'océan Indien. Très
grosse mer. Kaimiloa ne bronche pas. « Il est difficile, écrit Bisschop,
d'imaginer un type de bateau plus stable ... » Pendant cette dure
période de gros temps, ils restent dans la cabine presque continuellement. Le
26 août, ils sont dans le port de Capetown. Quinze jours d'escale, quinze jours
de fêtes. Interview, prise de vues, invitations, conférences ... et c'est
le départ sous des acclamations délirantes. On remonte l'Atlantique, et Kaimiloa
navigue presque toujours seul. L'équipage partage son temps entre la cuisine,
la lecture et la méditation. Le 30 décembre, les vents contraires lui font
manquer l'entrée du Tage, et ils se décident pour Tanger, où ils mouillent
l'ancre le 3 janvier. Quatre mois d'escale ; conférences, mise au net des
notes de voyage, et grand repos nécessaire. Bisschop rencontre un de ses
anciens camarades de guerre, François de Pierrefeu. Celui-ci recueille les
souvenirs de leurs voyages à bord des deux jonques, de Chine aux Hawaï, ce qui
nous vaudra un autre livre donnant le récit des aventures vécues antérieurement
au Kaimiloa : Les Confessions de Tatibouet (2). Le 8 mai,
départ pour la France et, après quatorze jours d'une navigation sans histoire,
c'est la réception grandiose de la ville de Cannes. Là se termine la croisière
du catamaran Kaimiloa. Mais, comme dans les romans, l'histoire se
termine par un mariage. Papaleaina, vous l'avez deviné, est arrivée en France.
Elle devient Mme de Bisschop, et bientôt ils 'repartent pour Honolulu, où le
capitaine vient d'être nommé consul ... en attendant de nouvelles
aventures qui se poursuivent actuellement dans les mers polynésiennes.
On, demande des références sur les catamarans de croisière ?
Ce livre en est une, particulièrement édifiante. Voici, en guise de bilan, les
temps des raids :
Hawaï à Futuna |
_36 jours. |
Futuna à Sourabaya |
_55 jours. |
Sourabaya à Capetown |
_59 jours. |
Capetown à Tanger |
100 jours. |
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======= |
Total |
250 jours. |
Ajoutez à ces références numériques tout le bien que Bisschop
vous dit du Kaimiloa au cours de son récit, et vous pourrez conclure que
le catamaran a déjà fait ses preuves comme bateau de croisière hauturière.
A. PIERRE.
(1) (2) Pion, éditeur.
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