Lors de la Libération, un véritable engouement s'est produit
dans les campagnes en faveur de la motorisation. Il en avait été de même en
1918-1920, mais le mouvement avait été moins intense, moins profond ; il
s'était d'ailleurs vite ralenti et, si de nombreuses exploitations avaient
acquis des tracteurs, rares étaient celles qui s'étaient entièrement motorisées
et fort nombreuses, au contraire, celles qui avaient conservé la traction
animale intégrale.
En sera-t-il de même cette fois-ci ? Il ne le semble
pas, mais dans bien des endroits cependant la motorisation se ralentit,
s'effectuant avec plus de discernement. Il n'est plus guère question de
calculer combien il faudra d'années, compte tenu des possibilités de fabrication
et d'importation des tracteurs, pour que disparaisse le dernier cheval. Bien
plus, certaines cavaleries tendent à augmenter !
C'est que les motifs profond de la motorisation :
travail plus rapide et effectué au bon moment, économie de main-d'œuvre, façons
culturales plus nombreuses, augmentation de production, désir de se moderniser
si intense chez les jeunes, demeurent, mais les causes passagères et de
circonstance : possibilité d'achat des tracteurs à un prix très inférieur
à leur valeur réelle, et même parfois à leur prix de revente, placement de
disponibilités surabondantes, crainte de l'inflation, rareté et prix très
élevés des chevaux, ont disparu.
On se rend mieux compte aussi de ce que coûte l'entretien et
l'amortissement du tracteur et de certaines de ses insuffisances, et ce sont là
des écueils dont il convient de se garer.
Tant que le tracteur est neuf, tout va bien ; il marche
quand on en a besoin, il reste au garage le reste du temps, sans qu'on ait
besoin de le soigner ou de le nourrir, ce qui est particulièrement appréciable
les dimanches et jours fériés ; mais il n'est pas toujours neuf, et un
beau jour il reste en panne ; il y reste même d'autant plus volontiers
qu'il a été moins bien entretenu et traité. Un tracteur est un appareil délicat,
avec des rouages multiples, travaillant dans des conditions difficiles. Il
demande des soins assidus.
L'effort qui lui est réclamé doit rester proportionné à sa
puissance ; bien entendu, il est capable de travailler au delà, tout comme
un cheval est capable d'un « coup de collier », mais ce ne doit être
qu'exceptionnel, au lieu qu'on a tendance à en faire la règle. Le tracteur ne
se plaint pas, il ne paraît pas souffrir, mais un beau jour il s'arrête, et
c'est l'indisponibilité plus ou moins prolongée, c'est la note du mécanicien,
ce sont les gros billets à décaisser.
Il a besoin d'être graissé régulièrement, et il faut bien
reconnaître que ce travail essentiel est souvent mal fait, parfois par
négligence, plus souvent encore par incompétence. On ne s'improvise pas
mécanicien, et, pour soigner et entretenir un tracteur, il faut des
connaissances mécaniques qui manquent à beaucoup de propriétaires et de
conducteurs. Ces derniers auraient intérêt à faire des stages dans des centres
de motoculture, où ils apprendraient ce qu'ils peuvent exiger de leur appareil
et à le bien entretenir.
Il ne semble pas douteux que les tracteurs mis en service
depuis la Libération ont été souvent malmenés et soumis à une usure prématurée.
Il faut en payer la note, et elle est lourde.
Un autre écueil est dans le manque d'adaptation du tracteur
aux besoins divers de l'exploitation. La puissance d'un attelage peut se
diviser ; celle du tracteur forme un bloc, et on voit un tracteur
puissant, à grosse consommation, effectuer des travaux qui ne demandent qu'un
effort minime, tandis que peine un tracteur léger pour faire un labour profond.
La formule « à grosse exploitation : gros tracteur, à petite
exploitation : petit tracteur » est fausse, car il y a des travaux
légers dans les grosses exploitations et des travaux qui demandent une grosse
puissance dans les petites exploitations. Les grosses exploitations résolvent
la difficulté en se procurant une gamme de tracteurs correspondant aux divers
besoins ; la petite exploitation n'en peut posséder qu'un. S'il est gros,
il coûte cher d'achat et consomme beaucoup ; s'il est petit, il est des
travaux trop forts pour lui. Le problème n'est pas simple.
Pour que le tracteur soit rentable, il faut aussi qu'il soit
appelé à fournir un certain nombre d'heures de travail par an, autrement
l'amortissement et l'intérêt de l'argent immobilisé sont excessifs ;
considération élémentaire, mais à laquelle certains exploitants ne semblent pas
avoir pensé.
Il ne faut pas non plus le faire sortir sans raison sérieuse,
car il consomme, et le carburant est coûteux. Ce n'est pas une raison pour le
laisser systématiquement au garage, mais il ne fait pas de doute que
l'obligation de débourser régulièrement les sommes nécessaires pour acheter le
carburant ne soit un souci souvent aigu pour bien des exploitants dont la
trésorerie est un peu à l'étroit.
La motorisation correspond à une nécessité des temps
modernes et s'imposera de plus en plus. Son succès sera toutefois d'autant plus
rapide et plus certain que le tracteur sera utilisé de façon plus rationnelle
et plus économique, donc qu'il sera mieux soigné et entretenu.
R. GRANDMOTTET,
Ingénieur agricole.
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