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Métiers de l'Afrique Noire

Les dioulas

Les Dioulas — qu'il ne faut pas confondre avec les hommes de race diola — semblent se situer plutôt dans les montants de l'échelle sociale, que sur un des échelons qui sont constitués par les castes. Ils forment une « peuplade » apparemment non hiérarchisée, dont les origines et l'ancienneté sur le sol d'Afrique occidentale ne sont pas mieux connues que celles des autres. L'appellation « dioula », qui fut d'abord synonyme de « colporteur », tend de plus en plus à s'élargir vers la désignation des commerçants noirs qui s'adaptent peu à peu à nos méthodes économiques.

D'après certains ethnologues, ils seraient originaires de Basse-Egypte ; après leur pénétration en un point du territoire, ils y auraient subsisté un certain temps en exerçant les fonctions de la paysannerie et de l'artisanat, ce qui aurait maintenu leur cohésion sociale et raciale jusqu'aux jours où des conjonctures extrêmement complexes auraient bouleversé leur premier champ d'action ...

Malgré les erreurs que peut comporter l'historique de cette genèse, elle reste vraisemblable dans son ensemble. Tenons-la donc pour vraie, mais laissons couler le temps jusqu'à l'époque où nos pionniers ont pu tabler sur des certitudes.

Le sens de « commerce » évoque forcément celui de « monnaie ». Avant notre présence « officielle », les clans de même souche pratiquaient le troc ; les travaux du village étaient faits en commun, et chaque habitant puisait au grenier de la « grande famille ». Cette harmonie était troublée, hélas ! par les hordes pillardes, mais il n'en reste pas moins que des hommes, qui n'avaient que la « faiblesse » de leur pacifisme, étaient en possession d'un noble savoir-vivre d'ou était exclu tout moyen d'échange fictif et susceptible d'engendrer tous les conflits humains en mettant d'un côté ceux qui font parfois le plus et qui ont souvent le moins et, de l'autre, ceux qui ne font parfois rien de constructif et qui ont trop fréquemment le plus. Avec les tribus étrangères et éloignées, une monnaie intermédiaire s'était pourtant instituée ; elle était représentée par de petits coquillages blancs appelés « cauris ». Ce n'est que lors des premiers contacts des populations noires avec les représentants d'un certain « commerce » étranger qui recherchait de la « main-d'œuvre », de l'ivoire et de la poudre d'or, que ces « valeurs » détrônèrent les inoffensives coquilles ; elles permirent à certains Dioulas déjà « bien placés » de mettre à l'abri leur bien à distance respectueuse des patrimoines … C'est alors que peu à peu les petits régimes communautaires s'évanouirent. Les Dioulas se dispersèrent dans tous les azimuts ; les faux Dioulas les imitèrent, puis les vrais et les faux, conjuguant leurs efforts, réussirent à accaparer, jusqu'à concurrence avec les Européens et les Levantins, le monopole exclusif des transactions économiques.

A l'heure actuelle, il apparaît donc que le dispersement des Dioulas sur tout le continent noir fait de chacun d'eux un individu autonome, ne paraissant relié à ses semblables que par une simple solidarité, qui s'épanouit miraculeusement lorsqu'il s'agit de corriger une indécente tenue des prix ...

Par un curieux effet de « mimétisme », les Dioulas se sont réadaptés partout avec une extraordinaire facilité. A force d'échanger et l'argent et l'amour, au gré des convolages les plus inattendus, ils se sont transmis des morphologies certes un peu compliquées, mais où la perte d'une franche lignée est compensée par une rusticité maintenue forte grâce à des calebassées plus copieuses que celles des clans, où la circulation fiduciaire est encore en bas âge ...

Mais, si on ne trouve plus de type caractérisé de Dioula il existe pourtant chez tous une « bosse » commune : celle du commerce. La doivent-ils à la ténacité des quelques globules de sang sémite qui se faufileraient encore dans leurs veines ? On ne peut que reconnaître ces mille subtilités qui sont toujours à leur entière disposition pour leur permettre d'arriver à leurs fins. Si la dislocation de leur groupe a pu d'abord être considérée par eux comme un événement funeste, la découverte de leur merveilleuse affinité pour le négoce leur procura, par la suite, une sensible consolation.

C'est au cours de leurs périples qu'ils s'instruisirent. A quelqu'un qui m'objecterait la perte de leur dialecte ancestral comme argument contre leur éducation, je répondrais qu'ils ont poussé la connaissance des idiomes locaux qu'ils trouvent sur leur passage jusqu'à la reproduction la plus parfaite des sonorités les plus difficiles. C'est donc à une tournure d'esprit particulière que l'on distingue le Dioula « de classe » de celui qui a loupé les siennes ...

D'assez nombreux noirs sont à la tête de petites fortunes bien enviables. Bien qu'éclipsés par quelques actionnaires des grands « trusts » coloniaux, qui trouvent en la personne des Dioulas des auxiliaires précieux, de nombreux commerçants africains sont à la tête d'affaires importantes : ramassage de peaux brutes, transports, etc.

Dans les agglomérations négligées par les grandes compagnies européennes, d'autres ont su organiser de véritables petits réseaux de « magasins à succursales multiples ». Chacune de ces annexes n'est en réalité qu'une superbe cagna, dont l'éclat peut rivaliser avec celles des cauteleux Syriens. Si vous avez un jour l'occasion de connaître ces boutiques, vous me qualifierez peut-être de médisant. Il est trop vrai que je le suis ; excusez-m'en encore une fois, et, en gage de repentir, j'ajouterai que je sais gré à ces entreprises d'être restées couleur locale et d'avoir permis bien des fois à mon pantalon de rester à sa place en lui fournissant de robustes boutons. On y trouve donc toutes les gammes de ce que l'on veut, plus une foule d'autres choses dont on est bien content de n'avoir pas envie. Ces temples de Mercure sont le plus souvent gérés par des garçons solidement lettrés. Cependant, lorsqu'on y pénètre aux heures les moins froides, le joli bruit des mouches y est le seul indice de vie. C'est au moment où l'on est sur le point de s'en aller insatisfait qu'un splendide négrillon bedonnant jaillit d'une caisse de figues. Il vous sert avec une dignité qui fait plaisir à voir et, en temps opportun, à défaut d'une mathématique très poussée, il aligne des cacahuètes ou des bonbons sur son comptoir, ou bien, avec un index griffu, il trace sur son ventre de minuscules petits traits, qui ressortent aussi nets que sur une barre de chocolat. Vous pouvez vérifier : c'est toujours juste, Wallaï !

Ces grands Dioulas sont généralement d'une arrogance extrême avec tous ceux dont la fortune est inférieure à la leur. Ils entretiennent néanmoins des relations cordiales avec les gens de caste noble, ou toute autre personne ayant la moindre autorité sur des individus de « basse caste ». Il est évident que ces bons sentiments stationnent un certain temps dans les porte-monnaie avant de sortir par les cœurs.

Mais laissons maintenant les gros Dioulas à leurs chiffres d'affaires pour nous occuper un peu des petits, qui, malgré leur désir de devenir très gros, sont pourtant les personnages les plus pittoresques du folklore africain. D'ailleurs, dans les brousses, encore naïves, le Dioula est toujours ce « bon enfant » qui n'achète et ne vend que pour faire vraiment plaisir ... Colporteur de nouvelles autant que de pacotille, il faut le voir au long des pistes, assis sur ses talons, à dos d'âne. A chaque rencontre il alimente une palabre ; à chaque marigot, il jette sa monture à l'eau ; à chaque champ de cacahuètes, il casse bien la croûte.

L'arrivée du Dioula, c'est la fête au village. Le rapport des potins est la retraite aux flambeaux. L'étalage du ballot est le feu d'artifice. Lorsque le feu d'artifice est éteint, on en parle souvent, et une petite braise de convoitise reste vivace au cœur des belles, jusqu'à ce que les couleurs éclatantes d'un autre Dioula s'éparpillent à leurs yeux ...

J'en ai connu un que je voyais refleurir entre deux collectages. Marchant comme un compas, il était toujours précédé d'un ballot couleur de latérite, aussi volumineux qu'un ventre d'hippopotame. De ce ballot, il retirait une fortune inimaginable : des pièges, des sabres, des sandales, de l'insecticide, des soupapes d'auto, une foule de panacées universelles, des gueules-tapées qui auraient fait loucher un conservateur de musée, sa calebasse de foutou, bref ! absolument de tout et tout ... Le plus drôle est que ce ballot semblait marcher par ses propres moyens sur deux jambettes, qui s'agitaient avec la rapidité des pattes d'une bergeronnette. Mais il était aveugle, ce monde de merveilles ! Il zigzaguait sans cesse. Toutefois, lorsqu'il s'écartait un peu trop de la bonne route, son maître le rappelait à l'ordre, et sa vue s'éclairait pendant quelques instants ...

Voilà donc en quel équipage je voyais apparaître notre Dioula. Un jour, le ballot, après avoir repris souffle au pied de l'escalier, le gravit de trois saccades : hop ... hop ... hop ... et n'oscilla qu'à la troisième pour venir enfin éclater au milieu de la véranda. Il se vida cette fois de nombreuses statuettes d'ébène, qui s'empressèrent d'abriter leurs indécences sous tous les meubles, du pistolet de Vercingétorix, d'un peigne qu'aurait aimé Charles le Chauve, et même d'un avion digne d'un constructeur assoiffé d'espace et de couleurs. Ah ! ces délicieux avions africains ! ...

Après nous avoir réaffirmé une amitié éternelle, le madré Dioula dépose son ombrelle et sa lampe-tempête sur notre plus beau fauteuil, envoie au sol un interminable jet de salive, s'y accroupit dessus sans façons, puis, après un rot spectaculaire, il enchaîne :

— Moussié, y a zouli sac à main pour la madam ; ui y la content-content fair promnad avec lui à la France.

Et il étale à mes pieds quelques peaux de « corcodil » ... L'affaire conclue, il nous offre tour à tour des aiguilles de phonographe, des œufs de caïman et des pastilles Valda ... Voyant que plus rien ne nous tentait, en désespoir de cause, il saisit un paquet de plumes d'autruches et le tend à ma femme :

— Tiens ! madam, voilà pour ta sapeau, zouli-zouli.

— Mais ce n'est plus la mode, Ouanzam.

— Ah ! madam Toubab, y a zamais content avec son la mod. Moi partir bientôt à Guinée y a touyour bon la mod à Guinée. Les femmes de Younkounkoun y a touyour content-content de porter plim d'autriss dans son grand cabinet (de se mettre une plume d'autruche à l'anus).

Et, joignant le geste à la parole, d'un pouce et d'un index pointilleux, il choisit une immense rémige et la pique, avec précision entre les fesses de son microscopique portefaix. Ce dernier, lançant ses membres grêles au plafond, exécute aussitôt une gigue infernale autour de notre table, en se tortillant frénétiquement de l'envers, comme les femmes de Younkounkoun. Tandis que mon jeune fils poussait des rires féroces, le Dioula battait la mesure. Lorsqu'il eut mis fin à cette chorégraphie, il retira la plume de sa pelote et l'offrit à ma femme.

— Tiens, madam Lagaran, cadeau seulment.

Avant qu'il ne parte, ma femme, apitoyée par les rudes labeurs du portefaix, pose au Dioula cette question :

— Ouanzam, ton commis est bien petit ; tu vas le faire mourir de fatigue.

— T'en fais pas, lui y a pas encore crevé ; et puis, grand boy y bouff comm grand seval et y travail comm piti bourricot ; piti boy y bouff comm piti bourricot et y en a travail comm grand seval.

Joseph GRAND.

Le Chasseur Français N°652 Juin 1951 Page 372