« Puisque tu es là, que notre toit soit à toi ...
Puisque tu es seul, que nos cœurs t'adoptent, que nos cœurs te cernent ...
Quand tu partiras du seuil que voici s'envoleront des cris d'amitié, les mots
sincères de tristesse, de belle amitié ... Quand tu ne pourras plus les
entendre, nous les prononcerons pourtant, car nous les prononcerons toujours ... »
Tel est le chant qui montait au seuil des huttes de rondins quand nous
quittâmes, par un matin clair de septembre, nos amis, les Lapons du cercle
polaire.
Ce qu'ils sont, ces hommes du grand Nord, taciturnes et
bons, le voici.
Il n'est pas une Laponie, mais quatre Laponies :
norvégienne, suédoise, finlandaise et russe, cette dernière étant le
prolongement direct de l'immense taïga sibérienne. La première est une zone
montagneuse dont les chaînes se pressent en vagues de pierre tourmentées jusqu'à
la dentelle des fjords, sur l'océan glacial. Les cimes y sont dénudées. La
seconde présente au contraire des plateaux recouverts d'une végétation où
dominent des sapins souffreteux et des bouleaux de toutes dimensions dont certains
n'ont pas 30 centimètres. Sur des centaines de kilomètres de sol gelé en
profondeur court la forêt dont les rameaux pleurent des lichens gris.
Sur ces vastes territoires quelques milliers de Lapons
mènent leur paisible existence. Leur groupe, en effet, déclinant ne compte plus
guère que 1.800 individus en Russie, 2.300 en Finlande, 20.000 en Norvège et
8.500 en Suède.
Trois modes de vie les caractérisent : le Lapon sédentaire,
le nomade et le Lapon des forêts. Des trois, le nomade est certainement le plus
représentatif.
Vêtus de couleurs vives, les hommes, de taille généralement
petite, portent en été un costume de drap de laine. Largement boutonnée de la
ceinture au cou, une longue tunique, le peskis, recouvre le buste. La
tête est coiffée soit d'un véritable képi bigarré, soit d'un bonnet à quatre
pointes, à fond ample rempli de fourrage calorigène en hiver et servant de
vide-poches en été. La culotte de peau est entourée à sa base de bandelettes
tissées. Des mocassins de cuir complètent l'équipement. Quant aux femmes,
également de petite taille, elles sont souvent vêtues à peu près comme les
hommes, exception faite d'un petit bonnet aux couleurs vives.
Le home du lapon nomade, c'est la tente, et le renne, son
compagnon de tous les instants. La tente est une mosaïque de toiles et de peaux
soutenue par une infrastructure de perches. Un quadrilatère béant assure, au
sommet, la ventilation. Sauf à l'entrée et à l'emplacement du foyer central, le
sol est tapissé de brindilles de bouleau sur lesquelles, la nuit venue, seront
jetées les peaux de rennes. C'est près de cette entrée, parmi les chiens,
qu'hôte d'un jour vous prendrez place, car c'est un coin bien aéré et la
présence de ces bons compagnons vous apportera un complément de chaleur
appréciable.
Bien frugal sera le menu qui composera le repas !
Poissons péchés au torrent ou au lac voisin, lait de chèvre ou de renne à
l'épaisse consistance, galettes de pain, fromage, café, quelques légumes,
quartier de renne sacrifié au troupeau familial et consommé bouilli
généralement, car sa chair est assez dure ... Quel est le guide dans un
tel choix, si ce n'est le souci d'économie, car aux villages d'extrême pointe
qui accrochent la toundra au point où viennent mourir les quelques routes il
trouvera plus qu'il ne faut pour satisfaire ses désirs, fût-ce une cuisinière
électrique !
Mais cette tente, ce Lapon, où se trouvaient-ils à cette
heure, au clair soleil d'été ? Quelque part dans la montagne norvégienne
où le souffle du vent a balayé les infernales légions de moustiques qui
foisonnent dans les dépressions marécageuses. Or les jours ont succédé aux
jours ... les nuits, peu à peu, ont gagné sur les aurores et la neige a
étouffé le pas de ces éternels errants. Tout alentour n'est bientôt plus qu'un
grand désert de blancheur et de vide ... Alors, lentement, au pas de ses
rennes aimés, au rythme des semaines et des mois, le nomade quitte ses
montagnes et, d'étape en étape, prend la route des quartiers d'hiver, sous le
couvert des forêts, dans la Suède septentrionale et plus particulièrement aux
abords de la bourgade de Karesuando, capitale de 300 âmes, à la frontière
finlandaise. Pauvre village aux maisons grises jetées sans ordre entre des lacs
mélancoliques dont les vagues minuscules se soulèvent au souffle froid d'un
vent polaire.
Noël arrive, même au cercle arctique. Accourus de tous les
points de l'horizon, plusieurs milliers de nomades dessinent maintenant une
vivante ceinture à la bourgade. La longue nuit du solstice va recouvrir le
grand Noël lapon ... Et la grande veillée commence, tandis que, très haut
dans le ciel, se déploie le jeu mouvant des aurores boréales.
Mais Noël n'est bientôt plus qu'un souvenir. Alors ces
hommes de grande tente, hors les exigences vitales de la chasse et de la pêche,
s'adonnent à l'artisanat. Comme au seuil de leurs cavernes enfumées le
faisaient nos ancêtres de la préhistoire, il y a des millénaires, ils
travaillent le bois de renne ou la corne dont ils tirent des cuillers, étuis de
couteaux ou pièces de harnachement, scies ou aiguilles à faire des filets.
Dans la grande forêt frissonnante de pâleur lunaire et de
bourrasques glaciales, tout chante une présence invisible, tout remplit l'âme
d'une crainte imprécise : profondeur des bois, bise hurlante, cri lointain
des loups en quête de quelque renne égaré. Pourtant le nombre des Lapons païens
diminue chaque jour comme s'évanouit sans doute cette pratique d'un autre âge
qu'était l'offrande au voyageur d'une macération, dans du café, de parcelles de
cadavres prélevées sur des morts aimés.
C'est la nuit, toujours la nuit, l'interminable nuit ...
Le thermomètre marque -50° et la rafale polaire balaie les immensités de la
toundra. Alors ces éternels errants se prennent à penser à l'aube claire
d'avril qui les verra reprendre la route et gagner de nouveau les sommets
ventilés de Norvège, esclaves une fois de plus de l'ancestrale loi des
migrations.
Avril venu, c'est, en effet, de-ci de-là, sur les hauts
plateaux, la lente montée des nomades et des rennes. Juin, juillet, de nouveau
c'est la montagne, les nuits claires et sans fin, les frais alpages, c'est la
vie qui éclate sur la rocaille grise, c'est le chant des amours qui peuplera
dans quelques mois les enclos de rennes, c'est un printemps attardé qui couvre
la terre d'un tapis de verdure, c'est le réveil des âmes et des corps après la
grande nuit de velours du solstice, à cette heure oubliée.
Mais demain pourtant verra régresser la blanche clarté,
s'endeuiller les cimes désertées, demain reverra les aurores boréales et les
ténèbres oppressantes ... Alors, ce sera l'éternel retour vers Karesuando
et les autres centres d'hivernage ...
Ainsi va la vie du Lapon nomade, au pays des contrastes
étranges, où deux fois déjà mes pas m'ont porté et où je retournerai demain.
Pierre GAUROY.
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