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Un peu de gaieté

Le mensonge du lauréat

l’occasion de son cinquantième anniversaire, monsieur le directeur du 8e bureau du ministère des Affaires inutiles avait réuni, dans son somptueux appartement de la rue Balthar, le ban et l'arrière-ban de ses collègues et de ses Subordonnés.

Dès 21 heures, la foule des smokings et des vestons noirs, faisant ressortir les toilettes sémillantes et les parures coruscantes des dames, se pressait dans les deux vastes salons et l'immense salle à manger, ornés à profusion de plantes vertes et d'éblouissants candélabres. Des groupes s'agglutinaient, surtout aux abords du buffet, fort bien garni, où trônaient deux barmen en vestes blanches ; blotties dans les fauteuils ou entassées sur les canapés, les dames devisaient, parlant « chiffons » ou faits divers, avec de jolies cascatelles de rires. Le maître de céans, un gardénia éblouissant à son revers moiré, papillonnait de groupe à groupe, ayant un mot charmant pour chacun, distribuant des cigarettes, des petits fours, des verres de liqueur, et faisant rayonner son sourire d'homme heureux.

A 20 heures, M. Billandard entra.

M. Billandard était chef de bureau. Petit, myope et ventripotent, ébloui par l'éclat des lumières, il resta un moment pantois sur le seuil. Le directeur se précipita et lui prit les mains d'un geste rond, à la manière d'un comédien de l'ancienne école :

— Bonjour, cher ami, dit-il avec emphase, nous n'attendions plus que vous. Mais ... je ne vois pas Mme Billandard ? ...

— Elle s'excuse. Une forte migraine la retient à la maison. Alors, je suis venu seul ...

— Venez prendre une coupe de Champagne, cher ami 

— Avec plaisir.

L'orchestre entama un tango et des couples se formèrent ... Quand minuit sonna, le directeur frappa dans ses mains pour demander le silence. Lorsque le brouhaha des conversations se fut apaisé, il parla ainsi :

— Je m'adresse aux messieurs. Mes chers amis, puisque nous sommes tous réunis ici, je vais vous soumettre à un concours. Oh ! pas bien difficile ! ... Ce concours est doté d'un prix, consistant en cette statuette de bronze, qui sera décerné à celui dont la réponse aura réuni le plus grand nombre de suffrages. Le concours consiste en ceci : je vais distribuer des feuilles de papier et chacun de vous aura à répondre, en peu de mots, à cette simple question : « A quel endroit, à quel moment de la journée, dans quelle ambiance, vous sentez-vous le plus heureux ? » Messieurs, à vos stylos !

Une jeune fille distribua des feuilles blanches, et chacun, tirant de sa poche qui un stylo, qui un porte-mine, se mit en devoir de rédiger la réponse devant être soumise au jugement de l'assistance.

L'un écrivit : « Je suis heureux quand je suis à mon bureau du ministère » ; un autre mit sur le papier : « Je me sens heureux quand je fais une longue addition » ; un chef de section, plus terre à terre, déclara : « Où je me sens le mieux, c'est au restaurant quand je mange un bœuf bourguignon. »

M. Billandard reçut sa feuille blanche et se plaça dans un coin du buffet, où il savourait sa dixième coupe de Champagne. Il faut croire que Polymnie l'avait pris sous sa protection, car elle lui inspira ce quatrain :

Je suis heureux chaque matin
Lorsque, dans l'eau de ma baignoire,
Je m'enlève toute idée noire
En prenant mon bain quotidien.

Chacun, ayant plié soigneusement sa réponse, la jeta dans une coupe de verre placée sur un guéridon, et la lecture des épreuves commença. Des applaudissements ou des rires saluaient les fantaisies ou les naïvetés des postulants, mais un tonnerre de bravos accueillit la poésie de Billandard. Le premier prix lui fut décerné à l'unanimité. Il salua, rouge de modestie orgueilleuse, prit possession de la statuette et, se sentant mal en point, quitta la soirée à l'anglaise et rentra chez lui.

Sa femme s'éveilla lorsqu'il entra dans la chambre :

— Ah ! c'est toi, fit-elle, en allumant la lampe de chevet. Qu'est-ce que tu tiens dans tes bras : une statuette ?

— Oui, répondit Billandard, le patron a fait un concours. Il fallait expliquer en peu de mots à quel endroit, à quel moment, on était le plus heureux. J'ai répondu et j'ai eu le prix.

— Très drôle, ricana Mme Billandard. Et qu'as-tu répondu ?

— J'ai répondu ..., commença le lauréat. Ici, il fut pris d'un scrupule et il hésita. Il eut soudain peur de s'exposer aux moqueries de sa femme, dont il connaissait si bien l'aigreur, en avouant qu'il avait répondu qu'il se sentait heureux en prenant son bain. La trivialité de sa réponse lui sauta aux yeux et il déclara :

— Euh ! ... j'ai répondu que ... j'étais heureux ... au théâtre.

Un éclat de rire fusa du lit :

— Au théâtre ? ... Mais, mon pauvre ami, tu détestes les spectacles et tu n'y vas jamais. Tu le sais bien ! Et tu as eu le prix en répondant ... Ah ! c'est trop drôle ! Quelle imagination ! ... Tiens, viens te coucher et repose-toi, cela vaudra mieux ...

Trois jours après, au « jour de réception » de Mme Billandard, presque toutes les dames qui étaient à la soirée se trouvèrent réunies. On parla du concours, et une visiteuse s'exclama :

— Ah ! chère amie, qu'il est regrettable que vous n'ayez pas été à cette soirée. Votre mari a fait une réponse très spirituelle, exquise, adorable ! II a dit ...

Mme Billandard l'arrêta d'un geste :

— Je sais, dit-elle. Il m'a raconté en rentrant à la maison. Mais je m'étonne qu'il ait fait cette réponse. Puisque nous sommes réunies ici, je vais mettre les choses au point. Depuis quinze ans que nous sommes mariés, il y est allé tout juste deux fois. Il y a dix ans, il a voulu y aller, pour voir. C'était la première fois de sa vie ... Ça ne lui a pas plu. Il est resté trois minutes. La seconde fois qu'il a essayé, c'était il y a trois semaines, tous ses amis le suppliaient d'y aller, pour faire comme tout le monde, pour ne pas s'encroûter, quoi ! Mais à peine a-t-il mis les pieds dans la baignoire qu'il est parti, en disant qu'il faisait trop chaud et qu'il préférait aller boire des demis au café d'en face ...

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°652 Juin 1951 Page 384