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Balles ou chevrotines ?

Le Chasseur Français d'avril nous a donné le récit d'une « fermeture presque tragique », une chasse au sanglier où un de nos frères chasseurs fut assez mis à mal par un solitaire qu'il était allé achever, après l'avoir salué d'un coup de chevrotines de douze grains. La bête, nous dit-on, faisait 120 kilos !

Il est assez curieux que, pour tirer des animaux de ce poids et à la peau dure comme de vieux pneus, tant d'entre nous s'obstinent à tirer à chevrotines. Les petites balles rondes d'une cartouche de 12, en douze grains, pèsent chacune 2gr,70 et, en calibre 16, 2gr,05. C'est un peu jeune comme puissance d'arrêt, même si le sanglier en encaisse trois ou quatre. De face, vu la force de la peau et des os du crâne, c'est absolument insuffisant.

Nous savons tous que le fusil lisse n'a pas grande précision pour le tir à balles aux portées supérieures à 50 mètres. Mais à quelle distance tire-t-on le sanglier ? Ceux qui ont une grande pratique de cette chasse, les enragés du « cochon », nous disent tous que, sur des sangliers venant vers la ligne des chasseurs ou dévalant dans un layon, on tire bien plus souvent au dedans de 20 mètres qu'au delà. Or, à 20 ou 30 mètres, le tir à balles d'un canon du type supra est strictement précis ; celui d'un canon ordinaire, lisse ou choke, avec des balles à hélices, des balles à bourre d'empennage, etc., est très largement suffisant pour ne pas manquer. Et, si maintenant nous passions au tir « au ferme » pour achever un sanglier qui fait tête, la balle unique tirée à 7 ou 8 mètres risque rudement moins de mettre les chiens en salade qu'une volée de chevrotines.

D'où vient donc cette timidité, ce complexe d'infériorité, pour employer un terme à la mode, qui fait que nos chasseurs doutent de leur adresse et se fient, par contre, au tir dispersant des chevrotines — si dispersant que bien souvent la bête passe impunément au travers ? D'abord, à une idée préconçue que les anciens passent religieusement aux jeunes chasseurs, en leur affirmant que le tir à balles est inexistant. C'est un dogme, ça ne se démontre pas. Même si, à 25 pas d'une planche ordinaire de la dimension d'un sanglier vu de profil, vous leur démontrez, fusil en main, que les balles tiendraient toutes dans une assiette, ils hochent la tête et nient l'évidence. Ensuite, il faut noter que le chasseur qui a peu ou point vu de sanglier est frappé de ce que nos amis anglais appellent the buck fever, la fièvre du gros gibier, faite par moitié d'inaccoutumance et d'émotion, qui les fait tirer infiniment plus mal que s'il s'agissait d'un lapin. Et, au fond, c'est excusable.

Mais tout cela : frousse, surprise, idées toutes faites, disparaît si le chasseur se familiarise quelque peu avec ces munitions d'exception. Sans risquer de me tromper, je puis affirmer que les tueurs de perdreaux invités à aller au sanglier chargeront leur arme, face au bois, sans jamais avoir vu comment leur fusil « donne », à balles ou à chevrotines. Ils grilleront trois ou quatre douzaines de cartouches pour se rendre compte des mérites de tel ou tel mode de croisillons ou de disperseurs, mais iront au sanglier en toute innocence, n'ayant jamais tiré une cartouche « à sanglier ». S'ils l'avaient fait, il auraient pris confiance dans leur arme et dans leur tir et n'auraient plus les écarts que nous les voyons faire à chaque occasion.

Déjà, d'ailleurs, dans l'Est de la France, le tir à balles bat son plein, et l'Alsace, la Haute-Marne, les Ardennes comptent de fervents « carabiniers » qui, je vous l'assure, n'arrivent pas toujours trop tard. La seule précaution à prendre est de ne pas tirer d'armes de guerre à balles blindées et à grande vitesse, dont les balles traversent les arbres au lieu de s'y écraser, et se déforment et ricochent au lieu de s'aplatir. Avant 1914, on trouvait partout des « express », de calibre 40 et 50, soit 10 et 12 millimètres, armes rayées tirant, à 400 mètres environ de vitesse initiale, une munition à nez de plomb d'une énorme puissance d'arrêt et qui étaient le rêve pour un tireur de sangliers. Aujourd'hui, de telles armes coûteraient cher à établir, mais celles que l'on peut trouver par hasard sont d'ordinaire en très bel état, n'ayant le plus souvent pas tiré 100 cartouches. C'est à ce même besoin que correspondaient les calibres 12, 14 et 16 rayés de nos pères, aujourd'hui pièces de musées. C'est aussi le but recherché par le troisième coup des dreylings allemands ou autrichiens, qui tirent une munition de faible portée, mais de grande puissance d'arrêt, aux faibles distances. Toutes armes dont le premier cran de hausse — et c'est une indication précieuse — est calculé pour un tir au maximum de 50 mètres.

Pour nous résumer, disons donc que, comme l'on tire au ball-trap, les aspirants tireurs de sanglier doivent sacrifier quelques cartouches à leur propre mise au point. Pour le plus lourd et le plus résistant de nos gibiers, le jeu en vaut bien la chandelle.

Sans donc chercher des armes spéciales, qu'il faut laisser aux heureux chasseurs de forêts, prenons un chasseur de plaine ou de marais qui veut faire figure le jour où il aura l'occasion de tirer le « cochon ». Nous lui donnerons une carabine, une 6 millimètres ou une 22, et, l'emmenant en un champ désert et un peu en pente, nous le posterons bien à son aise dans le pré. Nous nous serons munis de deux ou trois disques de bois de 45 centimètres environ. De vieux fonds de barils consolidés de planchettes clouées en travers feront parfaitement l'affaire. Il ne nous reste qu'à nous poser, dans la pente, en avant de notre tireur et à 20 pas au-dessus, et à lui faire rouler devant lui, un par un, ces ronds de bois, comme des cerceaux d'enfant. D'abord, il les manquera royalement, bien que n'ayant pas peur de se faire charger par ces solitaires d'un nouveau genre, mais, à la fin de la séance, il mettra dedans à chaque coup. S'il prend alors, « ayant compris la musique », le fusil dont il a l'habitude, chargé à balles, le disque de bois qui descendra la pente en cahotant sera démoli au coup d'épaule. Et notre tireur, le dimanche suivant, s'il voit défiler les bêtes grises ou rousses, les tirera posément, comme des cailles filant sur les blés.

Je ne veux poser ni au Tartarin, ni au Buffalo Bill, mais une des principales difficultés du tir à balle réside dans l'idée qu'on s'en fait. Souvent j'emmène en montagne de bons chasseurs, novices en fait de carabine, qui me déclarent tout net, lorsque je leur propose le coup du roi sur des corneilles : « Mais c'est absolument impossible ! »

Puis, avec un peu d'habitude de la long-rifle, ils vous descendent les choucas avec allégresse et se mettent à arpenter le pays en quête d'oiseaux noirs. Ils y ont gagné la confiance.

La moitié de la réussite est là. Aux temps lointains où Netzeroff et, après lui, Pégoud commençaient à faire le looping en avion, les pilotes, terrorisés, se sentaient froid dans le dos à l'idée de cette acrobatie « mortelle » et ils essayaient, jour après jour, sans réussir ou plutôt sans oser. Aujourd'hui, on prend un jeune élève-pilote tout frais éclos et on lui dit : « Tu piques, tu tires, tu coupes le moteur, tu ramènes tes commandes au milieu ... et tu attends ! »

Et le néophyte, qui sait que tout le monde tourne le looping, qui voit ses camarades passer sans façon la tête en bas, boucle lui aussi la boucle, comme s'il n'avait jamais fait que ça de sa vie. N'apprenait-on pas, vers 1900, à monter à bicyclette au manège, sur des pistes minuscules, où le débutant prenait vingt ou trente leçons avant d'oser se risquer dans la rue ?

Donc, dressons un peu nos amis au tir à balle : 35 grammes environ pour le calibre 12, 30 pour le calibre 16, voilà des projectiles qui, là où ils taperont, auront des chances de donner au sanglier un autre choc que deux ou trois billes de 2 grammes. Au lieu d'aller périr à tous les diables, deux ou trois jours après, d'hémorragie intestinale, le gros solitaire restera sur place ou tombera à cent pas de là. Après quelques essais, le chasseur misera sur son adresse et son sang-froid — qualités qu'il ne se soupçonnait pas — et non sur l’écartement des chevrotines.

Et quant à viser juste ... vous le ferez automatiquement le jour où vous serez persuadés que vous pouvez le faire et où vous n'essayerez pas de tirer à 300 pas. Cela a l'air idiot, mais, à la chasse comme en beaucoup d'autres matières, on réussit ce que l'on désire à la condition de le vouloir fermement. Et cela vous dispensera de lutter à l'arme blanche, ou « à main plate et en brave », contre les sangliers rendus furieux par une cinglée de quelques gros plombs.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°653 Juillet 1951 Page 385