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Mon premier chevreuil

Nous avons débuté dans le courre du chevreuil avec un certain handicap, c'est-à-dire avec des chiens ignorant tout de cet animal et fort dépaysés maintenant qu'ils chassaient dans une grande forêt très vive en animaux de toutes sortes, ce qui les changeait beaucoup de leur territoire précédent, pays de petits boqueteaux et de plaines.

Par suite d'arrangements et de circonstances nouvelles, nous avions été amenés à former un équipage avec la fusion de deux meutes de chiens de lièvre, une nous appartenant, l'autre à un de nos amis — qui devenait ainsi notre associé, — de même race il est vrai, issus de la même famille et dont la taille et le train étaient très suffisants pour prendre des chevreuils, en chiens de grande vénerie qu'ils étaient.

Nos débuts turent donc singulièrement difficiles, pas un de nos chiens ne chassait uniquement le chevreuil, et, si nous avions deux ou trois briquets qui le chassaient, ils poursuivaient avec la même ardeur tout ce qui sautait devant eux, le lapin excepté.

Dans ces enceintes très peuplées, les premières sorties furent une suite de salades où tout se mélangeait dans un désordre lamentable. Assez vite nous étions arrivés à ce que nos chiens refusent et les cerfs et les sangliers, mais pour les lièvres ce fut plus difficile ; et ce n'est qu'après deux longs mois d'effort que nos poitevins comprirent ce que l'on désirait d'eux.

Plusieurs chevreuils, un peu mieux menés, furent raccourcis au fusil devant les chiens et nous leur fîmes faire curée ; les chasses suivantes allaient déjà mieux, mais c'était toujours la rentrée au chenil qui terminait la chasse, la meute ayant perdu ou dans le change ou sur un défaut.

Or, un jour de fin décembre, nous partions pour une brisée, située derrière un étang, à dix heures trente. Étant très près du rendez-vous, nous découplions peu après et, à dix heures cinquante-cinq, deux animaux étaient lancés et bondissaient devant nos vingt-cinq chiens blancs.

Nous étions peu nombreux pour servir la meute, notre ami et associé, mon frère et un piqueux, plutôt valet de chiens, et pour tout dire simple fouailleux, juste bon à ramasser les traînards ou à arrêter des indisciplinés, et dont la nullité au point de vue métier nous avait incité à lui interdire toute initiative. Sortant d'un vautrait, il ne pouvait, à la chasse si fine du chevreuil, que faire des bêtises, ce qui n'avait pas manqué au début de sa carrière chez nous, assez courte du reste.

Deux chasses s'étaient formées et nous avions beaucoup de peine à rallier sur une grosse chèvre, bien emmenée par une quinzaine de chiens et où se trouvaient les meilleurs et les plus sages.

Enfin, tout est rameuté et nous faisons un parcours classique de forêt. Le vent, très fort, souffle du Nord, et nous suivons facilement car, malgré ses crochets et retours, l'animal fuit en somme dans le vent. Nous arrivons ainsi jusqu'en lisière des bois, la meute passe dans des ravins assez sourds et où il n'est pas facile de suivre ; aussi, à tout hasard, je gagne la plaine et file à bon vent en longeant la bordure. Bien m'en a pris, car la chasse, maintenant marche grand train et la chèvre fuit sous le vent. Aussi les autres cavaliers perdent, y compris le piqueux, qui s'obstine à accompagner — et à appuyer, le malheureux ! — trois chiens de queue bons pour la réforme et qui probablement chassent le contre. Ce fut, du reste, leur dernière sortie.

Je ne sais pas s'il vous est arrivé de suivre, seul, une petite meute quand l'animal fuit à faux vent et que cela file grand train ? Eh bien ! croyez-moi, ce n'est drôle qu'à distance, avec le recul du temps, lorsque l'on remue ses souvenirs ; mais lorsqu'il faut, tout à la fois, galoper et entendre, que l'on craint en s'arrêtant de perdre un temps précieux que l'on ne rattrapera plus, quand la voix des chiens vous semble un murmure et que la respiration de votre cheval paraît plus terrible que le grondement de l'orage, on ne rit plus du tout et on peut invoquer le sacré nom de ... Zeus, père et maître des dieux.

Pour comble de bonheur, la chèvre, qui avait pris un parti, marchait comme une dératée. La voie devait être excellente puisque les chiens volaient. De temps en temps, je sonnais de bruyants bien-aller que le vent, qui soufflait en tempête, refoulait dans le pavillon de ma trompe. J'étais maintenant de nouveau en forêt, la chèvre perçait en droite ligne comme un grand sanglier, et la chasse se déroulait sans un défaut, sans un balancer, sans un instant de répit.

Enfin, sous une sapinière, les chiens s'arrêtèrent à bout de voie ; j'arrivai pour les voir prendre leurs retours, mais je n'avais pas à intervenir, car bientôt le relancer éclatait et tout dévalait à plein train.

La menée continua, endiablée, jusqu'à un étang où les chiens tombèrent à bout de voie ; puis, sans me laisser le temps d'arriver jusqu'à eux, je les vis, à la suite d'une de nos chiennes, se jeter à l'eau et se diriger vers l'autre rive. La chienne criait tout en nageant comme si elle avait eu son animal sous le nez et, cloué sur le bord, je contemplais ce spectacle inoubliable, absolument stupéfait !

Mais la chasse reprenait et se dirigeait vers une autre extrémité de la forêt ; il y avait trois heures que nous courrions ainsi et nous avions parcouru bien du chemin.

Et voici un nouveau défaut et peu après un nouveau relancer ; je vis mes chiens sortir de l'enceinte et prendre une allée herbue en chassant comme des fous pendant plus d'un kilomètre. C'était le jour des choses extraordinaires ... Et, sur le moment, je me demandais si les chiens ne faisaient pas quelque énorme bêtise, comme de partir sur un lièvre, mais j'avais tout de même assez de métier pour me garder d'intervenir, et je laissai faire.

Et ce fut encore un défaut dans une grande coupe parsemée d'énormes ronciers. Après quelques requêtes, les poitevins firent bondir la chèvre d'un de ces ronciers et elle détala avec tous les chiens à ses trousses. Ce fut un de ces relancers qui tue un animal. Les poitevins ne laissèrent prendre aucune avance à notre chevreuil et à fond de train, pendant vingt-cinq minutes, furent comme cousus à ses jarrets, puis elle fût porté bas après un dernier relancer dans une grande sapinière, devant le petit château de M ... Il était trois heures dix.

Je laissai fouler la chèvre aux chiens, en sonnant hallali sur hallali, puis, ne voyant personne, je mis la chèvre en travers de ma selle et retraitai par la grande allée, les chiens derrière mon cheval, en sonnant toujours fanfares sur fanfares.

Enfin, peu avant la Croix-des-Joncs, je croisai une voiture partie à ma recherche et qui contenait mon frère et notre associé. Nous fîmes la curée au carrefour de la Croix. C'était notre première prise de chevreuil, et le roi n'était pas notre cousin …

Guy HUBLOT.

Le Chasseur Français N°653 Juillet 1951 Page 387