Le marais serait-il couru comme il l'est s'il n'offrait que
des difficultés à lasser un saint ?
A part saint Hubert, lequel ne changea son carquois d'épaule
qu'après en avoir répudié le contenu, nous ne connaissons pas de chasseurs dont
les agissements laissent transparaître la volonté constante de rechercher les
pires épreuves physiques et morales pour le salut de leur âme. Au contraire,
leur choix entre le moindre effort et l'effort sans compensations est,
généralement, vite fait.
Si le marais s'entend à fatiguer le corps et n'a pas son
pareil pour détraquer le tir, il n'a pas le pouvoir de placer des écrans devant
le ciel. A part le brouillard de certains jours, rien n'y vient empêcher la vue
de chercher la douceur des lointains. La liberté des yeux ... conditionne
et complète l'impression qu'on se forge soi-même de son indépendance
personnelle.
L'explication de la fidélité mystérieuse qu'inspire le
marais est contenue dans cet amour des étendues sans voiles ...
Dans la passion profonde qui gouverne cette fidélité, le
tempérament de chacun se retrouve comme en toutes choses. Le même homme ne peut
pas chasser en plaine, et au bois, avec un agrément identique, une égale
facilité d'action, et une aisance exactement pareille. Il se glisse toujours,
dans cette absence de prédilection, une préférence certaine, inavouée, la
plupart du temps ignorée, parce qu'elle est d'essence physique et que le moral
ne s'en rend pas toujours exactement compte.
L'exécution des ordres donnés par le cerveau dépend
grandement des aptitudes corporelles : des muscles noués, par exemple,
s'accommodent mal d'un mouvement à exécuter en souplesse.
On ne sait pas non plus pour quelles raisons la nature de
l'un adore les grands espaces, et celle de l'autre les préfère plus restreints ;
chacun subit son inclination, contre laquelle la volonté n'a pas d'influence
durable. Les chasseurs ont tous la conviction qu'un caractère, surtout le leur,
est une marque distinctive qui n'a pas été créée pour qu'on la contrarie.
Si, comme nous l'avons dit précédemment, le marais vous
prend par les pieds plus souvent qu'à son tour, il offre aux yeux un horizon
quasi illimité. Il répare ainsi le dommage qu'il cause à la base en favorisant
le sommet.
Le privilège est appréciable pour qui se trouve dans son
élément en face d'un grand espace loyal qui ne cache rien, ni personne. Son tir
n'a pas autre chose à vaincre que sa difficulté proprement dite, sans l'apport
d'aggravations venues de l'extérieur, sinon par accident. Le gibier, lui, part
franchement à découvert. Malgré les embûches dressées à son équilibre, il sent
mieux ce tir parce qu'il se pratique sur des oiseaux dont le vol n'est pas
sournois et ne demande pas de secours à des obstacles naturels. Ce qui
l'avantage est justement ce qui gêne l'homme qui ne réclame pas de plus vaste
horizon que celui d'une clairière.
Un chasseur de marais, lorsqu'il est de pur sang, n'est
jamais rebuté, on le sait, par les méchancetés de son terrain. Au contraire,
les manques qu'il leur doit sont moins cuisants à son orgueil secret parce
qu'il a pour lui la ressource de les leur attribuer, même si, en son âme et
conscience, sa certitude à ce sujet est un peu indécise ! ...
Néanmoins, malgré son goût pour le tir au marais, il y
constate, à ses débuts, puisqu'il en garde la confession pour lui, qu'un râle
peut parfaitement se manquer pour cause de trop, ou de pas suffisamment
d'attention.
En principe, lorsqu'il file droit devant, on doit le tirer
comme si l'on visait avec une carabine ; et, à moins d'un écart personnel
considérable, il en réchappe assez rarement.
Mais, dès qu'il se présente en travers, le problème devient
plus délicat surtout quand l'oiseau est lancé, ou que le vent l'emporte. Même
lorsqu'on n'en a pas l'impression, il vole plus vite qu'il n'en à l'air, et le
coup passe derrière avec une désinvolture qui a peut-être son élégance, mais
qui présente l'inconvénient de vous désarçonner et de ne pas donner au second
coup assez d'assurance pour qu'il corrige le premier.
Nous avons tant vu de mésaventures de ce genre que cela nous
excuse d'émettre une opinion discordante sur le tir du râle, généralement
considéré comme le modèle de la facilité. Jadis, à l'école de Louis Ternier,
nous avons appris comment on tuait les râles.
Dans un lieu béni de la basse Seine, aujourd'hui desséché,
existait un grand massif circulaire de hauts roseaux impénétrables, entouré
d'eau et bourré de râles et de marouettes, que deux épagneuls de pays,
spécialistes de ce genre de chasse, se chargeaient de mettre à l'essor.
Posté en plein découvert avec de l'eau jusqu'à mi-jambes, on
les tirait presque tous en travers : déjà lancés, passant vite, et,
quoique à distances très moyennes, nécessitant une prise d'avance, dont, à
cette époque, nous ne soupçonnions pas l'importance. Rien n'était plus aisé aux
plombs que d'arriver trop tard ! ...
Ternier, lui, n'en manquait pas un, avec un 16 à broche
léger, qu'il affectionnait pour ce genre de tir ; mais Ternier était Ternier ...
La réputation qu'ont les rallidés d'être faciles à tirer
repose principalement sur le fait que leur départ est lourd, pénible même, et
qu'il a lieu généralement de près.
Par conséquent, nous ne saurions trop conseiller aux blasés
se plaignant de ne jamais laisser échapper un râle, de le laisser filer, et de
ne le tirer que de loin, de très loin même si leur talent l'exige. Ils
retrouveront le sport dont ils déplorent l'absence.
Malheureusement, en avançant cela nous généralisons !
Grave imprudence pour laquelle nous faisons amende honorable, car une loi
éternelle établit qu'on ne trouve pas obligatoirement son avantage à la même
source que son prochain. Nous aurions dû recommander, aux chasseurs préférant
tirés à petite distance, de tirer de loin ; et à ceux se plaisant à
laisser le gibier s'éloigner, de lui lancer leur coup le plus près possible.
Il apparaît à la croyance la plus commune que la majorité
des tireurs doit rencontrer plus facilement sa réussite au bout d'une distance
rapprochée que dans un éloignement caractérisé. Il serait cependant imprudent
de le croire. Certains chasseurs sont plus à leur aise de près, et d'autres,
plus rares, nous le reconnaissons, le sont tout aussi bien de loin.
Pourquoi ! On ne sait. Le caractère, le tempérament et
la vue en partagent la responsabilité.
Les difficultés intrinsèques de ces conditions de tir sont
les mêmes, puisque les dispositions respectives de chacun permettent d'en venir
à bout, sans plus d'efforts personnels pour les uns que pour les autres.
De près, la cible est plus volumineuse ; mais la gerbe
est serrée : obligeant à plus de précision. De loin, le but perd ses
proportions naturelles et demande des corrections de pointage plus compliquées,
auxquelles s'ajoutent celles de la trajectoire ; néanmoins la gerbe est
plus large.
On pourrait croire qu'en ce dernier cas la vue est
prépondérante. Il n'en est rien. Elle a beau jouer son rôle avec autorité :
le tempérament en fait plus qu'elle.
Qu'on s'applique donc à tuer les râles en bravant la
difficulté : c'est un exercice utile et salutaire à divers points de
vue ! ...
Raymond DUEZ.
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