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Le râle noir

A cause de leurs longues pattes, les divers membres de la famille des Rallidés sont classés dans l'ordre des Échassiers. Ils occupent une grande place au marais. Ils ne passent pas, malgré cela, pour du gibier de premier ordre. Est-ce à cause de leur chair, pas toujours estimable et au sujet de laquelle les avis sont partagés ? Est-ce en raison de leurs allures que les virtuoses du tir les considèrent avec un certain mépris ? Ils sont loin de jouir des mêmes honneurs que les bécassines.

Les Rallidés aiment à vivre entre eux. Les uns, la sous-famille des Fuliciens, les foulques, qu'ici on nomme macreuses (personne n'a jamais su pourquoi), se tiennent en rangs serrés sur les étangs qu'ils fréquentent. Ils font l'objet de ces formidables battues qui attirent tant de chasseur, et qui sont la providence des marchands de munitions.

Les autres, coureurs de roseaux, restent le plus souvent invisibles et sont poursuivis par les chasseurs solitaires.

Ceux-là composent la sous-famille des Ralliens. Le râle noir, ou râle d'eau, baptisé en Camargue « Rasclet », en est le sujet le plus typique.

M. Louis Ternier le décrivait ainsi :

« Il n'a de noir que son nom : son manteau est brun verdâtre, grivelé de taches noires en pinceaux, les ailes sont brun foncé, les flancs chinés de noir et blanc, la gorge et la poitrine sont gris ardoisé, le ventre est blanchâtre, légèrement lavé de roux, la queue est courte, pointue et retroussée. Les pattes et les pieds de très grandes dimensions, sont rouge obscur. Le bec, long et mince, est rouge vif. L'iris est rouge orangé. Le corps est, comme celui de tous les coureurs de marais, très aplati latéralement. »

Voilà l'oiseau qui fréquente les roubines, les fossés pleins d'eau, les bords d'étangs, les mares, pourvu qu'il y ait une végétation dense de roseaux et de joncs.

Il est encore assez abondant sans doute parce qu'il est peu visible. C'est à l'aube et au crépuscule qu'on s'en rend compte. L'un d'eux pousse un cri comme une brouette abandonnée de l'huile. D'autres répondent tout autour et au loin. On en reconnaît qui jouent et se poursuivent. Pourtant le jour on a battu tout le secteur sans en voir un seul.

Les chasseurs dont les chiens ne sont pas habitués à cette chasse n'en mettront pas beaucoup au carnier. Les chiens ont beau être broussailleurs et actifs, ils ne font rien partir.

Voilà un carré de joncs. Le chien, un cocker, si vous voulez, rencontre quelque chose. Sa queue frétille, il a cette animation qui fait croire que l'on va tirer. Il bourre : rien. Il repart, il bourre encore, se dresse sur ses pattes de derrière pour regarder. Toujours rien. Il traverse les joncs en faisant jaillir l'eau, sort au découvert et interroge son maître du regard : « Tu ne l'as pas vue ? » Le voilà qui recommence, qui bourre, qui regarde, qui interroge, barbotant de plus en plus. Et le chasseur monte sur une motte, se place dans les joncs, les piétine pour y faire un couloir. En vain. « Viens, mon ami cocker, qu'il aille au diable. »

Le râle noir reste chez lui et c'est le chasseur qui va au diable. Il n'a pas fait cent mètres qu'il entend l'oiseau lancer son cri peu harmonieux dans le carré qu'il vient de quitter. Et il n'est pas dépourvu d'une pointe de raillerie, ce cri.

Même avec de très bons chiens d'arrêt, les chasseurs qui connaissent mal leur marais sont souvent persuadés qu'il n'y a point de râles. Il existe pourtant des chiens qui sont très forts pour les mettre à l'essor. Personnellement je n'en ai jamais possédés ni vus, mais on me l'a affirmé. Les râles que j'ai vu voler avaient toujours été surpris par mes chiens dans un endroit où leur fuite était difficile et ils devaient croire urgent de rejoindre une remise. Leur vol est lent, les pattes sont pendantes, on dirait de gros papillons alourdis.

Les râles ont longtemps été présentés comme des oiseaux migrateurs. Certains auteurs ont contesté avec raison qu'ils-le fussent, c'est-à-dire que leurs déplacements eussent lieu à époque déterminée. J'en ai vu aux mêmes endroits en toutes saisons. Il est probable que si les râles, comme les vrais migrateurs, ne partent pas ensemble, un certain nombre se déplacent sous l'influencé des conditions du milieu.

Au temps où les trente mètres étaient autorisés, je chassais en mars avec deux amis le long d'un ruisseau absolument sec tout l'été. Nos chiens, deux cockers, entrèrent dans un buisson enchevêtré avec une touffe d'osier. Ils se mirent à y entrer, sortir, entrer encore avec cette ardeur propre à leur race. Six cartouches attendaient la cause de cette agitation.

Soudain l'un de nous s'écria :

— Je le vois, c'est un oiseau, il marche à pied.

— Vous êtes sûr qu'il n'est pas à bicyclette ?

— Non, non, il marche à pied.

C'était, bien sûr, un râle noir. Nous le voyions parfois se déplacer dans le buisson, plat comme le portefeuille d'un contribuable sortant de chez le percepteur, tantôt à un bout, tantôt à l'autre, puis au milieu, enfin volatilisé pour glisser à nouveau comme un diablotin.

Les cockers, lassés, ne savaient plus s'ils devaient entrer ou sortir. Vexés de notre échec, nous délibérions pour savoir si nous mettrions le feu au buisson. Finalement nous sommes partis, à pied nous aussi, sans jeter un regard en arrière.

Si le râle noir offre tant de difficultés devant les chiens, il est souvent victime de procédés moins honnêtes. Le lacet, le piège, l'affût le prennent en défaut. Il y a toujours, pour courir les marais, des braconniers qui ont un sens très aigu de l'observation et qui savent tirer profit de ses habitudes.

J'ai poursuivi beaucoup de râles, mais j'avoue que la saison dernière, j'en ai mis trois seulement à l'essor et j'en ai tué deux. Ce n'est vraiment pas brillant.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°653 Juillet 1951 Page 391