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Quand les vanneaux font escale …

Je découvre une flaque peu profonde, dans un pré ceint d'une frange de peupliers. L'eau n'est pas gelée sur ses bords. Des rubaniers pourrissent aux extrémités, mais des graminées filandreuses s'effilochent en surface. Des fientes me précisent que des vanneaux ont leur gagnage temporaire dans les environs de la lagune.

Je me dissimule derrière un bouquet d'aubépines; dont le réseau ténu me cache. Je m'installe sur un arbre abattu. J'attends. Le ciel est gris, lourd et proche. Les nuages sont immobiles, ventrus des réserves de neige qu’ils accumulent depuis hier. Les oies passent, crient, planent, hésitent et vont s'abattre en plaine ou elles pâturent dans un champ de blé. De rares pigeons se perchent sur les chênes, la tête sans cesse en mouvement. Une buse blanche, grand busard des marais, pataude, marche dans un chaume, à 80 mètres. Des grives dégringolent au taillis, criardes, chahuteuses, et des merles cérémonieux retournent les feuilles mortes à trois pas de moi. Il fait à peine froid. Des voix montent des champs voisins ; les cultivateurs charrient le fumier en prévision des labours à venir. Sur la route, au loin, un camion pétarade. Le calme habituel de la nature est sans cesse troublé par des activités multiples. Un coup de feu écartèle l'air, et deux colverts passent dans le sifflement aigu de leurs ailes musclées. Je n'ai pas réagi. Je les juge hors de portée, tandis qu'un clan d'étourneaux bruit au-dessus de ma tête.

Sur l'écran d'un taillis, à ma droite, j'aperçois tout à coup de grands papillons gris qui se rapprochent. Les vanneaux ! Pi-huit ! Pi-huit ! ... Ils viennent, d'un vol dansant, aux écarts brusques et capricieux. Ils prennent de la hauteur, choient de plusieurs mètres, s'élèvent à nouveau, tout en progressant vers moi. Les voilà même au-dessus des grands peupliers ... Vont-ils fuir ? Non ! Ils plafonnent un moment à quelques mètres de l'eau et, voletant ainsi que des libellules, se posent enfin ! Le gros de la troupe est à 100 mètres. Les oiseaux les plus proches, à 40 mètres de mon guet. Je les observe. Ils marchent avec des grâces et des précautions incroyables. Jouant les précieux, ils sautillent d'une motte à l'autre, d'une touffe de menus chardons à une brassée de nénuphars nains. L'un d'eux aspire un ver en le tétant. Un autre a levé sa patte et gratte ses paupières engluées de lentilles poisseuses. Il a comme une verrue blanche de chaque côté du bec. Son dos noir, malgré le peu d'éclat du jour, flamboie de flammèches vertes, rouges, or et cuivre. Sa gorge métallique est sombre, presque noire, avec des chutes blanches allongées à la manière de minuscules gousses. Sa queue a la rousseur des blés importés du nouveau monde dès qu'ils arrivent à maturité. Quand il ouvre les ailes, par réflexe, elles apparaissent d'un blanc mat avec des pennes neigeuses. Sa huppe se dresse, noire, aiguë, au moindre bruit. L'œil noir est très mobile ... Le groupe fait ripaille. Les vers sont nombreux, si j'en crois les tumulus minuscules de terre digérée par les invertébrés. Les vanneaux semblent rassurés. Pas de guetteurs, mais un ensemble qui voit, entend, soupçonne et découvre de très loin une silhouette alarmante. Un milan glisse sur le fond du ciel. Ils ne bougent pas. Une sarcelle, minuscule, surgie de buissons, choit au milieu d'eux. Ils la regardent, s'ébrouent, plongent leur bec dans l'eau, dans la terre liquide. Je sais qu'ils ne resteront pas longtemps dans le canton. Je sais qu'ils vont décoller, gavés et alertes. D'autres prairies inondées les recevront. Je regarde ces oiseaux élégants, sans tirer. Le pas d'un indésirable, vers la Blaise, un pas lourd qui brise les branches, écrase les glaçons qui ont résisté au dégel, une inquiétude subite des oiseaux du marais me font mettre en joue les cinq qui sont à ma portée. Le coup part ! Du huit ! C'est un envol embarrassé, où les ailes se heurtent, une série de cris plaintifs, une course, une débandade ! Mon second coup brise net l'élan de deux migrateurs. Je me précipite : cinq victimes ! Et peut-être quelques blessés qu'un braco recueillera pour sa gamelle ou qu'un renard saisira, pauvres bestioles transies au bord d'un fossé. J'ai les corps chauds dans mes mains glacées maintenant. Le ciel semble se dégager. Heureux certes, et ma joie pourtant se ternit d'un regret : celui d'avoir clos le grand voyage de ces voiliers gracieux et propres, pareils à des dandys insouciants et cependant si prudents !

Un héron percute l'eau sans méfiance. Je connais ces dégingandés au regard candide et toujours étonnés, qui fuient à 200 mètres s'ils vous discernent dans la grisaille des plans d'hiver, mais qui tombent du ciel à vos pieds si vous vous êtes mussés. Il pataugé deux secondes et m'aperçoit. Ouvrant ses ailes, comme une immense chauve-souris, il se hisse péniblement au-dessus des bois. Il a dû avoir bien peur ! Je souris ... Des flocons hésitants glissent au sol. La nuit sera blanche ! Je ne m'attarde pas à l'affût.

Dans la nue qui s'affaisse plus encore, le cri guttural des grues retentit et ricoche sur la plaine comme un avertissement céleste. La nuit rampe derrière moi ... J'allume une cigarette.

Roger PÉCHEYRAND.

Le Chasseur Français N°653 Juillet 1951 Page 394