Voici la remontée des grives. Déjà l'avant-garde des merles
à bec jaune a envahi les jardins et les parcs. On les voit, peu sauvages,
secouant les grands lierres ou retournant sur le sol, avec méthode et dignité,
les feuilles mortes de l'automne. Derrière suivront, en vols perlés ou
compacts, les grives innombrables, des plus grosses aux plus petites, « tia-tia »
tapageuses, draines, lourdes et mauvis au sifflement prolongé. L'hiver est fini ;
bientôt nous entendrons les premières mélodies des chanteurs de l'espèce saluer
le soleil. Cependant, ce ne seront pas toutes les grives de chez nous. Alors
que dans nos plaines déjà verdies les grives musiciennes et les merles en habit
noir se livreront des assauts de chant, là-haut, dans la montagne, d'autres
grives, au costume original blanc sur gris, « collerettes » et « religieuses »,
attendront longtemps encore dans les quartiers d'hiver la régression des neiges
qu'elles suivront dans sa marche ascendante. Sur la terre et les mousses
humides, elles chercheront avec gloutonnerie les graines oubliées, les
premiers, lombrics et les nymphes des insectes les plus pressés.
Si grives et merles, comme beaucoup d'autres oiseaux fructivores
et granivores, apprécient la venaison tombant à point au titre de friandise, ce
sont néanmoins surtout des consommateurs de baies. Passons donc en revue, par
ordre de préférence, les arbres, arbustes et porte-baies divers fréquentés par
ces oiseaux dans les parcs, jardins, cultures ou la pleine nature. Nous laisserons
soigneusement de côté, comme sujet scabreux et avec toutes ses olives,
l'olivier symbolique, mais chicanier. Ceci posé, pour moi le candidat le plus
méritant est sans conteste le micocoulier, ou fabreguier. C'est un grand arbre
de Provence chanté par Mistral. Larousse nous apprend qu'il appartient au genre
Urticacée et à la famille des Ulmacées. Nous voici satisfaits. Son bois nerveux
sert à la fabrication des manches de fouet dits « Perpignan », très
appréciés des charretiers, mais beaucoup moins des chevaux, précisément à cause
du manche. Le micocoulier est d'un beau port, rappelant le hêtre par la couleur
du tronc. Les baies, d'abord vertes, puis rouge brun, et noires à maturité,
ressemblent aux graines du poivrier. Le noyau en est gros, la chair nulle, mais
la peau sucrée. On peut, dit encore Larousse, faire avec ses fruits de l'huile à
brûler.
Tous les oiseaux fructivores en sont friands, et en
particulier les « gros-becs ». Toutefois, ignorant l'usage de la
lampe, ils se contentent de la peau et crachent le noyau. L'époque, de maturité
est d'un très grand intérêt. Dans les régions tempérées, qui sont les nôtres,
elle a lieu fin septembre, soit en période de chasse et exactement au moment
des premiers passages de tourdes. Or, à moins d'avoir été intégralement dévorés
ou mis à bas par un vent très violent, les fruits tiennent bon jusqu'à fin
octobre. L'arbre reçoit donc successivement les grives de raisin et les mauvis,
souvent accompagnées de litornes ou de draines, tout en étant visité par les merles
du voisinage. Au mois d'octobre dernier, j'ai pu constater simultanément une
vingtaine de ces oiseaux sur un même sujet, à savoir l'exemplaire d'environ 40
centimètres de diamètre que je possède dans mon petit parc.
Le micocoulier prospère très bien dans notre région
grenobloise, malgré le climat dur et particulièrement traître au printemps. Il
doit pouvoir s'acclimater jusque dans la région parisienne ; je ne saurais
trop le recommander.
En deuxième plan, je retiendrai le plaqueminier (diospyros),
ou kaki sauvage, sur lequel se greffe le kaki de consommation (diospyros kaki).
C'est une Ébénacée, autrement dit, il fait partie de la famille des bois
d'ébène. L'arbre est moyen, d'un riche feuillage vernissé. A l’automne, il se
couvre d'une multitude de fruits translucides, rougeâtres, de la grosseur d'une
belle cerise. Ces fruits sans pédoncule, très tenaces, persistent, quoique
flétris, jusqu'au printemps. Ils ont une saveur à la fois âcre et sucrée
rappelant le kaki comestible. L'arbre retient les dernières grives de passage.
Il est précieux pour les merles sédentaires et les draines des forêts
avoisinantes en temps de neige. Les oiseaux se chargent eux-mêmes de sa
multiplication en semant au hasard les noyaux des fruits. A titre d'indication,
un pied de 10 centimètres de diamètre s'est reproduit chez moi en plusieurs
centaines d'exemplaires dans une période de quinze ans.
Bien qu'originaire des pays chauds, le plaqueminier vit en
climat tempéré dans les sols profonds et frais. Il résiste bien au gel. Coupé
au ras du sol, il repousse toujours. C'est donc encore un arbre de parc
intéressant ; j'ouvre ici une parenthèse pour exprimer ma surprise de
n'avoir jamais observé dans les réserves de chasse ces arbres rustiques qui
intéresseraient sans doute le faisan autant que mes poules.
Au troisième échelon, je classerai le sorbier des oiseaux et
l'alisier. Ces beaux arbres des régions tempérées sont universellement connus
des chasseurs de grives, et souvent confondus. En Dauphiné, on désigne le
premier sous le nom de « timelle », et l'autre par son raccourci :
« ali ». La feuille du sorbier est découpée en folioles étroites, le
long d'une arête médiane, comme la feuille du frêne ou de l'acacia. Elle donne
à l'arbre une grande élégance. Les fruits, petits et rouge-brique, disposés en
corymbe, mûrissent en octobre.
Chez l'alisier, au contraire, la feuille est simple,
moyenne, rigide, de forme ovale. Les fruits, portés sur un court pédoncule,
isolés et verticaux, semblables à des olives rouges, s'offrent aux oiseaux à la
manière de « sucettes » pour enfants. La maturité se fait également
en octobre. Le port de l'arbre est massif. Il donne une impression de vigueur
qui n'est pas pour déplaire. Un sorbier ou un alisier bien en fruits au milieu
d'une sapinière, d'une futaie ou en bordure d'un bois sera toujours un poste
convoité. Nous connaissons ainsi des « alis » magnifiques plusieurs
fois centenaires. Ils appartiennent à des familles de campagnards chasseurs et
se transmettent de père en fils. Il suffit de voir ces colosses pour être
certain qu'ils font partie d'un patrimoine indestructible. Partout où ils se
trouvent, ces arbres sont une valeur. Ils doivent être respectés dans les
coupes pour les générations montantes. Les parcs ne peuvent que s'enrichir de
leur appoint.
Le cerisier commun, ou merisier (Prunus avium),
source de l'incomparable kirsch, comme son nom latin l'indique, est très estimé
des oiseaux. Mais pourquoi ce « prunus » ? Malheureusement les
merises mûrissent en juillet et l'arbre favorise surtout les braconniers.
Parmi les sujets de deuxième grandeur, suivant la formule
des pépiniéristes, se classe en vedette l'aubépin commun blanc ou rose (ce
dernier souvent greffé). C'est le poirier Martin des gens de campagne. Il peut
acquérir des proportions importantes lorsque le terrain lui plaît. Nous en
connaissons qui mesurent 20 et même 35 centimètres de diamètre et dont la
hauteur dépasse quinze mètres. Les baies de l'aubépin tiennent longtemps, même
mûres. Elles assurent la nourriture de fond des merles de l'automne au
printemps. A proximité des granges, les poiriers Martin sont, en temps de
neige, les tombeaux de nos oiseaux. Ce n'est pas sans motif que l'on en voit
toujours un à bonne portée de la plupart des baraques champêtres. Le hasard
fait parfois bien les choses, mais il est encore préférable de l'aider. C'est
ce qu'ont parfaitement compris les propriétaires des lieux ... et
pareillement les gendarmes.
Nous arrivons à la série des arbustes. Plus que par leur
intérêt décoratif certain, ils retiendront encore notre attention. Ce sont les
crataegus, ou buissons ardents à fruits rouges (les variétés à fruits jaunes ou
orange étant moins appréciées des oiseaux) ; les sanguins, les houx, les
ifs, et encore diverses variétés de viburnum. L'une d'elles, connue sous le nom
de « boule-de-neige », figure dans les jardins les plus
démocratiques. Examinons-les rapidement.
Les buissons ardents rappellent un peu les aubépines. Leurs
baies se détachent bien sur le vert d'un feuillage persistant. L'ensemble
possède un pouvoir attractif certain.
Les sanguins, arbustes sauvages envahissants, et à ce point
de vue indésirables, se couvrent dès septembre d'une multitude de petits fruits
ronds et noirs. Ces fruits charnus sont recherchés par les fauvettes, mais
aussi par les merles. Les grives les acceptent sans plus.
Les houx sont des plantes d'un très grand cachet artistique.
Les houx, qu'un seul rayon de soleil fait tout en or et rend plus nobles qu'un
sapin de Noël chargé de lumières, les houx, que j'aime tant parce qu'ils symbolisent
la forêt profonde, font aussi la joie de la petite grive mauvis, la voyageuse
toujours en retard. Après son passage, les beaux grains de corail n'égaieront
plus le luisant feuillage. De cette manne rouge, il ne restera que quelques
épaves, élargies par le bec et semblables sur la neige à des gouttes de sang.
Les ifs, aux ramures sombres, sabrés sans pitié par les
forestiers, sont recherchés par les jardiniers des cimetières, car aucun
résineux ne supporte aussi bien les fantaisies de là taille. Ils portent des
fruits clairsemés, translucides et mous, d'un rouge violacé suspect. Les grives
les gobent volontiers. Malheureusement, les ifs sont dangereux pour les
chevaux.
Le viburnum, qu'il soit simple ou en forme de boule de
neige, fructifie en baies molles et rouges à l'automne ; ces baies,
confites par le froid, restent suspendues aux brindilles ainsi que des raisins
secs. C'est dans cet état que grives et merles les consomment.
Enfin, je ne saurais passer sous silence l'appoint
considérable fourni par deux parasites constants des arbres, le lierre et le
gui.
Les lierres sont, pour beaucoup d'oiseaux, un lieu de
prédilection. Ils trouvent dans son feuillage épais un abri solide contre les
intempéries. La pluie; la grêle, la neige, le soleil même n'y pénètrent pas. Le
vent s'y tamise. En cas d'attaque de l'épervier, la cachette est sûre.
L'enchevêtrement infini des ramures permet l'édification des nids les plus
délicats. De plus, au cœur même de la mauvaise saison, les lierres regorgent de
baies mûres à point. Grives et merles ne sauraient ignorer si bon gîte, où la
table est toujours servie. Pour tous ces motifs, je conserve précieusement ces
fauteurs de mort lente tant que l'arbre porteur ne donne pas de signes évidents
de lassitude. Ainsi deux très vieux exemplaires parmi quantités d'autres
mesurent 10 à 15 centimètres de diamètre. Ils enserrent comme des pieuvres
jusqu'à quarante mètres de hauteur deux pins gigantesques. Bourreaux et
patients vivent donc depuis un bon siècle dans cette Symbiose reprochable et
que l'on dit mortelle.
Eh passant, et pour mémoire seulement, je dirai qu'en
montagne les genévriers rampants, parasites du sol, jouent exactement le rôle
de nos lierres.
Quant au gui, porte-bonheur du 1er de l'an,
cauchemar des propriétaires de pommiers, il attire incontestablement les
draines, appelées pour cela grives de gui. Il parasite la plupart des arbres.
Lorsqu'on traverse une forêt de très vieux sapins, on entend toujours rappeler
d'invisibles draines. Il est inutile de lever les yeux, ce serait peine perdue.
On sait le rôle joué par les grives dans la propagation du
gui. Toute graine transportée par l'oiseau, et rejetée tant par le bec que ...
l'autre bout, se colle automatiquement sur la branche ou le tronc qui la
reçoit. C'est suffisant, elle germera.
Voici donc passées en revue, par ordre de mérite, les baies
préférées des grives. Sans doute ce ne sont pas les seules, mais cet exposé me
permettra une conclusion, qui sera un conseil ; voici :
Si j'avais à créer un parc — j'entends bien un parc, par
opposition aux jardins de style dits « à la française » — je
réserverais dans la partie la plus reculée le coin des grives. Ce serait aussi
le mien. Là, dans un indispensable cadre de résineux rustiques, ceux de nos
forêts, je planterais, en m'efforçant d'imiter le désordre charmant de la
nature, les arbres préconisés, et chacun en plusieurs exemplaires, car il faut
toujours prévoir la perte. Sur eux, puisque ce serait mon coin à moi, le bois
sacré interdit au jardinier, je laisserais grimper les lierres à leur
fantaisie.
Sur un sujet choisi pour ce sacrifice, et de préférence
parmi les aubépines, je collerais à la main, en masse, des graines de gui ;
je les collerais discrètement par respect des arrêtés préfectoraux, mais sans
aucun scrupule, connaissant depuis près d'un demi-siècle le succès utilitaire
desdits arrêtés.
Par quelques élagages faciles, je ferais monter en tiges
sanguins et aubépines. Sous ma futaie, je créerais tout un sous-bois de houx.
Cela ne m'empêcherait pas d'avoir, dans le reste du parc,
pour les profanes, les arbres d'agrément en vogue et toute la gamme des
fruitiers.
Plantez donc, vous qui êtes jeunes. Plantez encore, plantez
toujours. « Un octogénaire plantait ... » Il avait raison. Les hommes
passent comme les grives, les arbres restent. Il le faut bien.
J. LEPRANÇOIS.
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