La sélection, sans laquelle il n'est plus ni progrès, ni
maintien d'une race, ne se conçoit que rationnelle ; elle ne peut
s'accommoder de l'empirisme ni du hasard.
Or, dans l'état actuel des choses, il faut bien convenir que
l'empirisme et le hasard règnent en maîtres dans l'élevage. Sans doute, dans la
plupart des races, un noyau d'éleveurs compétents méritent bien ce nom ;
mais combien en est-il qui s'intitulent éleveurs et qui ne sont que fossoyeurs ?
Car la majorité des fabricants de chiens n'ont, pour le choix des géniteurs,
d'autre critère que le nombre de prix remportés en expositions et, pour les
chiens d'utilité, en concours pratiques. Outre que la signification de telles
récompenses est toute relative, leur valeur, du point de vue de l'élevage,
s'avère bien souvent tout à fait empirique, et nous allons dire pourquoi.
Toutefois, pour empirique qu'elle soit, c'est déjà une sélection. Mais nombreux
sont les producteurs qui, n'ayant qu'un seul but, faire saillir leur chienne et
vendre ses chiots, ont simplement recours au mâle le plus proche, pourvu qu'il
ait un pedigree. Ah ! ce mirage d'un papier, d'un titre de noblesse, dont
la plupart du temps on ne sait pas ce qu'il contient, que de mal il fait à nos
races entre les mains d'ignorants !
S'il était suffisant d'accoupler deux beaux ou bons sujets
pour obtenir des produits semblables, l'élevage, en effet, serait à la portée
de tous. Sans doute, d'après la théorie mendélienne (Grégor Mendel, vers 1860),
une forme vivante étant un assemblage de caractères déterminés chacun par un
facteur différent (couleur, poil, intelligence, nez, etc.), il suffit de les
combiner pour obtenir, dans des proportions établies, leur amalgame ou leurs
semblables ; mais cela suppose d'abord que l'on est sûr de leur
transmissibilité par ceux qui les présentent. Or les caractères extériorisés
par un chien ne sont que caractères apparents, leur transmission par
accouplement n'est prouvée que par l'expérience. Ce n'est que quand un couple a
donné plusieurs fois un certain nombre de produits présentant les caractères
escomptés que l'on est sûr de sa valeur reproductive. Une excellente lice
accouplée à un excellent étalon peut ne donner que des sujets médiocres. Il
résulte, en effet, d'expériences multiples, confirmées chaque jour, que l'union
de deux sujets ne donne pas forcément une égale proportion de produits
semblables à chacun des géniteurs, ni de produits présentant un mélange, ou une
combinaison, des caractères propres à chacun, et cela non seulement dans
l'union de deux races distinctes (métis), mais aussi dans l'union de deux
sujets de même race.
Les cellules génératrices de germes qui développeront les
divers caractères, physiques et moraux, se transmettent plus ou moins à la
descendance. Transmises, elles se développent plus ou moins bien selon les
individus ; il est certain que telles cellules dont, par exemple, la
femelle est porteuse se développent mieux sous l'action de tel étalon que sous
celle d'un autre, et réciproquement. Il y a toujours un géniteur plus raceur
que l'autre. D'autre part, chacun des produits n'hérite pas des mêmes facteurs
de caractères, ou dans la même proportion ; chez chacun d'eux également,
l'évolution des germes est souvent différente. Enfin il arrive assez fréquemment
que des facteurs de caractères existent à l'état latent sans apparaître. C'est
ainsi qu'un produit présentera les caractères visibles du géniteur A, en
possédant peut-être des facteurs de certains caractères du géniteur B, que l'on
verra réapparaître après plusieurs générations issues de sujets ne présentant
extérieurement que des caractères de A.
Cette complexité des lois, ou fantaisies de la nature,
explique les nombreux déboires, non seulement d'amateurs, mais aussi d'éleveurs
compétents. La réussite d'un ou de plusieurs sujets d'élite est quelquefois le
fait de producteurs non avertis ; le hasard les a bien servis. Mais elle
est plus souvent le résultat de patientes épreuves et de longues observations
de la part d'éleveurs qui combinent leurs alliances en se basant sur la valeur
reproductive des sujets et non sur leurs qualités apparentes.
La théorie des facteurs dominants, brièvement exposée
ci-dessus, régente l'élevage. La sélection ne saurait consister seulement à
accoupler des champions, ou des chiens excellents. Certains champions, issus de
chiens obscurs, ne sont devenus tels qu'à la faveur du développement d'un
facteur dominant, héritage lointain, qui a trouvé un terrain favorable ; mais,
après s'être épanoui, ce germe cessera, sinon d'être transmis, peut-être d'être
dominant, et, étouffé, il n'apparaîtra plus pendant plusieurs générations. A
contrario, des caractères dominés, chez des sujets d'apparence médiocre,
libéreront par certaines unions des caractères dominants, facteurs de hautes qualités.
C'est la constance des produits porteurs de qualités qui
classe un élevage, ces qualités fussent-elles moyennes, c'est-à-dire bonnes,
exemptes de médiocrités, et non la production exceptionnelle de chiens
exceptionnels, fussent-ils des champions. Et c'est pourquoi la véritable
sélection consiste non à allier des géniteurs de grandes qualités apparentes,
mais bien à déceler cette constance de la qualité dans le sens vertical, seule
noblesse des familles. Et c'est aussi pourquoi un pedigree n'est rien qu'un
chiffon de papier entre les mains d'un producteur si celui-ci ne sait ce qu'ont
été les chiens qui y figurent.
Ainsi conçu, l'élevage ne peut être le fait du possesseur
d'une chienne quelconque, fût-elle même excellente, dont il ne s'est même pas
enquis de la valeur originelle ; c'est un travail de longue haleine, en
profondeur, à la portée de ceux-là seuls qui en ont le temps et les moyens. La
sélection qui en est la base repose sur l'expectative, elle est faite a
posteriori ; pour être radicale, elle supposerait que tout sujet cédé,
fût-il même excellent, ne soit inscrit aux livres d'origines qu'après avoir
donné ses preuves de bon reproducteur; ainsi ses rejetons, s'ils étaient
déficients, ne seraient eux-mêmes pas inscriptibles. Mais cette sélection en
profondeur n'exclut pas une sélection empirique, a priori, d'après les
caractères apparents. Toutefois, en vertu de la théorie des facteurs dominants
et dominés, les sujets ainsi éliminés ne devraient pas l'être totalement.
L'idéal serait de pouvoir les conserver afin de surveiller leur descendance,
d'où peuvent sortir des sujets excellents.
La seule sélection pratiquée aujourd'hui par la majorité des
éleveurs — hélas ! d'ailleurs, sur une maigre échelle — est cette
sélection a priori qui consiste à supprimer les chiots s'éloignant un
peu trop du standard. Il ne faut pas la critiquer, bien au contraire, à une
époque où la plupart des races offrent un effectif voisin de l'inflation.
Cependant la question s'est posée de savoir s'il ne vaudrait pas mieux la
remplacer, ou mieux la compléter, par un autre moyen. Ce dernier consisterait à
différer l'inscription des sujets jusqu'à la preuve administrée de leur valeur
à l'âge adulte. Le Club français du griffon d'arrêt à poil dur avait mis au
point la question en ce qui concerne cette race ; la suppression de son
livre officiel personnel, récemment survenue, n'a pas permis la réalisation de
ce projet. En ce faisant, ce club entendait reprendre à son compte les méthodes
de son maître, Korthals : sur plus de 600 chiens qui lui passèrent dans
les mains, 62 en tout furent inscrits au livre d'origines. Une première
sélection était effectuée à la naissance (couleurs ou poils proscrits), la
deuxième se faisait plus tard, sur le terrain de chasse ; enfin, après
essai comme reproducteurs, les non-raceurs, ceux qui produisaient mal, étaient
éliminés à leur tour. Les deux premières sélections avaient pour objet de créer
d'abord un courant de sang porteur des caractères à conserver ; mais, ce
dernier obtenu, il importait de le maintenir coûte que coûte. C'est pourquoi,
quand sa famille fut fixée, Korthals se montra moins sévère pour l'élimination
des caractères apparents, certain que même des sujets médiocres étaient
porteurs de précieux germes dominés qui se libéreraient sans doute dans leur
descendance. On cite l'anecdote d'un visiteur, très suffisant, qui se
scandalisa de voir chez le grand maître un laideron, seul survivant d'une
portée qui lui était d'autant plus précieuse que les parents, patriarches
fameux, étaient eux-mêmes morts.
— Grâce à ce laideron, dit Korthals à son visiteur, je gagne
une génération (la huitième), l'hérédité des sept qui la précèdent devant très
probablement annuler les mauvais effets que sa laideur et son poil défectueux
pourraient exercer sur sa descendance. J'ai, en effet, actuellement assez de
sang dans mes reproducteurs pour qu'un rappel de race tel que celui-ci demeure
un fait isolé, limité à l'animal qui en est victime, parce que, parmi ses
produits, j'aurai soin de n'employer à l'élevage que ceux qui seront rentrés
dans le type de la race grâce au sang qui, malgré les apparences, demeure pur
des deux côtés.
Mais, bien entendu, un tel sujet, Korthals le conservait
pour lui, pour sa propre expérience, et ne l'inscrivait à son livre d'origines
qu'après s'être assuré de sa valeur reproductrice.
Dans l'état actuel de la cynophilie, étant donnée son
extension et l'élevage étant le fait du premier ignorant venu, il est, d'une
part, matériellement impossible d'imposer une sélection sur les principes ci-dessus
et, d'autre part, la production massive de certaines races est un danger qui
devrait inquiéter ceux qui président à leur destin. Il existe une solution ;
nous la dirons un autre jour.
Et concluons en rappelant ces paroles du baron de Gingins :
« Au point de vue de l'hérédité, l'influence du sang prime celle de
l'individu ; c'est du sang plus encore que des formes qu'en matière
d'élevage on doit tenir compte pour le choix des reproducteurs ; en
conservant un sang qui a fait ses preuves en matière de constance héréditaire,
en le combinant heureusement dans ses applications, on a plus de chances de
produire beau et bien qu'en employant des reproducteurs dont le mérite est
seulement d'être des Adonis. »
Jean CASTAING.
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