Accueil  > Années 1951  > N°653 Juillet 1951  > Page 406 Tous droits réservés

La truite du pont

Au cours de l'été 1946, si j'ai bonne mémoire, un honnête commerçant de Renage (Isère), M. M ..., qui m'avait fait l'honneur d'acheter chez l'éditeur deux exemplaires de ma prose, était venu me demander de les lui dédier. Comme je m'acquittais de cette agréable mission, M. M ... me proposa une partie de pêche au lieu de mon choix, en compagnie de son fils R ..., spécialiste du lancer léger, mais sportif complet. Je lui proposai un essai à Saint-Genis-d'Aoste, dans le dernier tronçon de notre magnifique Guiers, soit entre la ville de Saint-Genis et le Rhône. J'avais eu, plusieurs fois, l'occasion de prendre dans cette partie du torrent, agréable à pêcher malgré la végétation encombrante des rives, du poisson très varié : brochets, perchettes, truites, et surtout de très gros chevesnes. Je me souviens notamment d'une bagarre importante avec un « meunier » d'environ 2 kilogrammes que je maintins longtemps entre deux buissons d'épines surplombant un fond à fort courant et qui finalement m'échappa par suite de la défaillance imprévisible d'un « triple » mal trempé. L'unique branche incrustée dans la large gueule du poisson s'était affaissée jusqu'à l'horizontale. On sait que, pour prendre le chevesne, très méfiant, il faut des cuillers assez petites, parfois minuscules, et des triples fins d'acier, faisant dans l'eau « pattes de mouche ». Ce genre d'accident est rare. Bref nous arrivâmes à Saint-Genis vers neuf heures du matin, par une journée très chaude.

M. M ... père, simple chauffeur à l'occasion, avait amené avec son grand fils un tout jeune neveu qui s'avéra tout de suite un débutant entraîné à très bonne école.

Le Guiers était assez bas. A treize heures, nous n'avions pris que quelques chevesnes moyens et deux où trois perchettes, en somme peu de chose. La pêche était pratiquement finie ; nous décidâmes sagement de déjeuner sur place et de faire une sieste confortable à l'ombre des peupliers, tout en nous réservant au retour un crochet par le Pont-de-Beauvoisin. Nous avions envie d'y faire quelques emplettes touchant l'exercice de notre sport.

Nous débarquâmes au Pont-de-Beauvoisin à 17 heures. L'aimable tenancier de l'important magasin du bourg où se vendent tous les articles de papeterie, librairie, maroquinerie, articles de pêche, etc. (j'en passe), est aussi un excellent et enragé confrère in partibus. Tout en prospectant le matériel halieutique, on parla naturellement truites, captures spectaculaires ou plus modestes, etc., etc. ... La conversation s'anima très agréablement. « Si vous voulez vous rincer l'œil, nous fit l'honorable interlocuteur, car c'est tout ce que vous pourrez faire, allez sur le pont. Vous verrez, sous vos pieds, une pièce magnifique. C'est une truite de un kilogramme. A 100 grammes près, je ne me trompe pas, croyez-moi. Elle est là depuis le printemps, en chasse presque perpétuelle. Elle s'est adjugé la bouche de l'égout.

» Elle tourne en rond comme un cheval de cirque en poursuivant tous les intrus, notamment une congénère d'une bonne livre, marbrée de noir, et trois autres de 100 à 200 grammes. Son rayon d'action est limité par une pierre de 50 kilogrammes environ, située à 25 mètres de l'égout. (On ne saurait être plus précis.) Elle y repasse à chaque tournée, s'y frotte, s'y repose aussi, car c'est à la fois son home et sa cache pour l'affût ; je la connais bien, vous voyez. Je suis à côté et la considère un peu comme mienne ... Je l'ai déjà essayée, je ne sais combien de fois, avec toutes les amorces possibles, naturelles ou artificielles : il n'y a rien à faire ... J'en ai pris cependant d'aussi grosses cette année dans le même secteur ; je n'en suis pas à mon coup d'essai ... Mais allez vous rincer l'œil, messieurs, cela fait toujours plaisir ... »

« On y va ? » questionne M. M... fils, après avoir payé et mis en poche ses mouches, cuillers, etc. ... « Je vais chercher les cannes », ponctua M. M... neveu. « Peuh ! pensai-je, si vous y tenez, mais une seule suffira. Apportez seulement celle de votre cousin ... » La voiture était à deux pas. Le jeune homme revint en courant, chargé de « tout le matériel », y compris l'épuisette télescopique, sous l'œil amusé … et un peu goguenard de l'honorable confrère ... « Bonne chance, on ne sait jamais ... » Non ! on ne sait jamais.

Du haut du pont, nous repérâmes immédiatement la grosse truite, la « marbrée » d'une livre et les trois petites ... Quelle pièce ! Un bon kilo, c'est vrai ... M. X ... ne nous a pas menti ... « Essayons-la ! ... — A vous l'honneur, fis-je à mon enragé compagnon, vous êtes plus adroit que moi. »

Par un vieil escalier de pierre usé et sale, nous descendîmes sans bruit, jusqu'au ras de l'égout. Inutile de dire que, dans cette approche à trois, nous avions fait le gros dos avec une conscience digne du plus fin chasseur d'alouettes. La grosse mère, confiante, continuait son trafic.

Avec une maestria remarquable, M. M ... lui lança sa cuiller à un mètre du museau. Le léger papillon de métal se posa sur l'eau sans faire une ride et la pénétra en tournant. Un maximum de perfection. La truite se précipita sur l'engin, l'examina de près, parut s'y intéresser, le suivit ... mais se garda bien d'y toucher. Évidemment, elle en avait vu tourner bien d'autres. « L'affaire est jugée », pensai-je. Mon pêcheur s'obstina, recommença trois fois, changea son leurre, mit enfin un devon. La tactique de la belle demeura immuable : une projection, un examen, une poursuite de quelques mètres pour rire, un retour à la pierre : en somme, en langage de poisson, l'impoli « retour à l'envoyeur ». Mon passionné collègue était aussi observateur. « Vous remarquerez, dit-il, qu'elle revient toujours au même endroit, exactement entre le bloc et ce petit caillou que vous voyez en aval à 10 centimètres et à gauche. Elle a juste son passage. » Et il ajouta : « Je vais essayer de la harponner dans cet espèce de couloir, mais mes triples sont trop petits. Avez-vous quelque chose de gros ? » Je trouvai dans ma trousse un « fin d'acier » de grande dimension ... En le lui présentant, je ne pus m'empêcher de faire cette objection : « Mais comment pourrez-vous le placer sans plomb à pareille distance ? » Il y avait, je l'ai dit, environ 25 mètres. Il se contenta de sourire. « Regardez. » Du premier coup, il lança son harpon avec une précision inouïe entre les deux pierres. « Il y est », fit-il, car je n'avais pas pu le suivre des yeux. « Attention ! elle y va ... Hop ! ... Manquée ... de 2 centimètres ... Quelle guigne ! ... Si elle repasse, je l'ai. » Sur le pont, cinq ou six passants s'étaient arrêtés, très intéressés et un peu persifleurs : des pêcheurs naturellement. Il relança l'engin ... « Bien placé, refit-il ... elle revient ... Hop ! je la tiens. » Bagarre. Le moulinet crissa ... et le refendu, ployé par les trépidations, accusa la lutte. La truite, fonçant à toute allure dans le courant, avait d'un seul jet dévidé au moins 60 mètres de nylon ... Sur toute la longueur du pont, une importante galerie s'était peu à peu emparée du garde-fou et discutait ferme ... Des paris s'engagèrent : « Il l'aura, l'aura pas ... Que si, que non ... Elle est trop grosse. » Son fil est trop fin ... On n'a pas idée ... Ah ! il la l'amène ... elle repart ... Noyez, noyez !!! ... », etc., etc. ... Lui, très maître de la situation, très beau, impassible, sans céder un pouce, donnant ou récupérant, suivant les passes, son fil toujours tendu, abandonna ses légères sandales et entra résolument dans l'eau. Il n'avait pas quitté la bête des yeux et se guidait au seul tâtonnement des pieds. Le niveau monta rapidement jusqu'au ras de son short. « Cela va mieux à présent, dit-il : à nous deux. » Et, conscient de son savoir autant que de la solidité de son faible matériel, il daigna enfin répondre à la galerie : « Contentez-vous donc de regarder, là-haut. »

Le combat dura vingt minutes. La truite accusa une lassitude progressive, se laissa « pomper ». Elle bascula un instant sur le flanc, signe précurseur du moment critique. Je préparai l'épuisette. Sans avis, un jeune homme de bonne volonté, confrère certain, mais trop impulsif, me prit l'engin des mains et entra à son tour dans le « bouillon ». « Pas encore, lui dis-je ... Quelques minutes ... Vous allez la manquer ... » Il n'écouta pas et, au moment où la truite, visiblement sur ses fins, passait à portée, il la pocha si maladroitement qu'elle repartit dans le courant. Sur le pont courut un long murmure désapprobateur. « Adieu ! ... Non ... je la tiens toujours, cria mon compagnon, qui avait paré la botte avec un superbe sang-froid ... Je la ramène, mais, je vous en prie, laissez-moi faire. » Je lui désignai du doigt une crique minuscule formée par le tuyau d'égout et la berge ... « C'est là qu'il faut la pocher ... Elle y viendra toute seule ... » Il l'amena dans la crique alors qu'elle « roulait » sur elle-même dans les derniers spasmes. L'épuisette, maniée cette fois d'une main sûre, la pocha et, malgré ses soubresauts encore violents, la déposa sur la berge. Le fil, du nylon d'un 24/100, l'avait accompagnée jusqu'au bout, tenant le triple profondément ancré au niveau d'une pectorale. J'enfonçai prestement les doigts dans les ouïes de l'animal et, demandant un canif ouvert, j'en plantai la lame dans le crâne du poisson, ce qui est le moyen le plus sûr, le plus propre, d'achever instantanément une grosse pièce.

C'était fini. Sur la balance d'une boutique proche, la truite accusa 1 kg,550. Après avoir longuement et brillamment arrosé son succès, le vainqueur de ce magnifique tournoi nous proposa d'aller montrer la « prise » au confrère libraire, papetier, etc., etc ... C'était, on en conviendra, un retour de politesse presque obligatoire « pour le rinçage de l'œil » ...

On camoufla donc le trophée dans un sac tyrolien ... L'honorable collègue discutait avec un client d'une affaire de papier buvard, donnant soif par conséquent. Le client partit la langue sèche ... « Alors, messieurs, vous l'avez vue cette truite ? ... Un beau morceau, hein ! Oh ! pour ça ! — Un kilo au moins ! — Plus ! — Non, je vous dis un kilo. — Plus. — Qu'en savez-vous ? —Elle est là. —Comment ? Où, là ? — Jugez vous-même. » On sortit la pièce à conviction. Le brave homme n'en revenait pas : « Vous m'avez pris ma truite ... C'est invraisemblable ... Pourtant c'est elle ... je m'incline ... Mais comment avez-vous bien pu la prendre ? — Très simplement : avec une mouche. — Oh ! — Comme ça ! » (L'article lui apprendra peut-être la vérité.)

... Et, comme il n'était pas rancuneux, en parfait confrère, il nous offrit aussi sa tournée. Pauvres pêcheurs !

J. LEFRANÇOIS.

Le Chasseur Français N°653 Juillet 1951 Page 406